Tomi Ungerer, satiriste de l’Amérique bien-pensante

Tomi Ungerer, 83 ans, est surtout connu en France comme le maître dessinateur de la littérature enfantine. L’Alsacien, qui a vécu quatorze ans à New York de 1957 à 1971, est aussi l’auteur de milliers de dessins satiriques. Le Drawing Center de New York lui consacre sa première rétrospective américaine, All in One, à  découvrir jusqu’au 22 mars.

All is One s’ouvre chronologiquement sur les desins d’enfance de l’auteur en Alsace, sous occupation nazie. Dès 7 ans, le jeune Tomi consigne dans des carnets de notes et ses livrets scolaires (dont une large sélection est présentée sous verre au public de l’exposition) son dégoût de la guerre et sa colère. “Anger is fuel to my work”, lance-t-il au public new-yorkais venu l’écouter au lendemain du vernissage de l’exposition à Soho. Après la guerre, il décide de tenter sa chance en Amérique et débarque en 1956 à New York, avec un carton de dessins et 60 dollars en poche. Il y restera 14 ans…

Repéré par l’éditrice américaine d’Harper and Row, il multiplie les collaborations avec les journaux et magazines les plus prestigieux — Esquire, Life, Harper’s Bazaar, The New York Times — et publie en 1957 son premier livre d’illustration jeunesse : The Mellops Go Flying (Les Mellops font de l’avion), les aventures d’une famille de cochons, au succès immédiat. Suivront trois autres succès de librairie : Les Trois Brigands (1961), Jean de la Lune (1966) et L’Ogre de Zéralda (1971).

En parallèle, Tomi Ungerer entame dans les années 1960 une carrière de dessinateur publicitaire, en plein âge d’or de la publicité. Les « Mad Men » se disputent sa créativité, les commandes pleuvent. L’une de ses plus célèbres campagnes, pour le New York Times, fit recouvrir d’immenses affiches les murs du métro new-yorkais. Mais en secret, cet admirateur des dessins satiriques du New Yorker rêve d’être le nouveau Saul Steinberg, l’un de ses dessinateurs préférés. « Mon admiration pour Steinberg et est sans bornes. En seulement quelques lignes, il était capable de faire passer une idée intellectuelle », rappelle l’artiste.

Une critique sociale et politique de l’Amérique

Parallèlement à son activité commerciale, il livre dans ses cartoons et ses affiches son regard critique de la société américaine. Il s’en prend au monde des affaires, notamment avec sa caricature du businessman de New York (son homo businiensis), un homme toujours pressé et angoissé, dans sa course à la réussite et à l’argent. Son autre aversion, pour les travers de la high-society new-yorkaise, est l’objet de sa série The Party : une peinture sans concessions des people du monde de l’édition, de la presse et de la publicité, représentés sous la forme de monstres à têtes de pieuvres et de rapaces. The Party est un règlement de comptes entre Tomi Ungerer et New York, une ville qu’il aime et déteste à la fois. Plusieurs de ces dessins à l’encre de Chine sont présentés dans l’exposition, accompagnés de légendes déformant à peine les noms des convives, tel le portrait peu flatteur de cet homme en costume, Mr. Gideon Milton Rotlieb (1966), dont la tête est dotée de mandibules d’insectes.

Mais c’est surtout la politique américaine des années 1960 que l’artiste dénoncera avec le plus de verve. Les présidents Johnson et Nixon sont l’objet récurrent de ses attaques. Dans ses illustrations de presse, il s’attaque violemment aux symboles du pays que sont la Statue de la Liberté et l’Oncle Sam. Le ségrégationnisme racial est dénoncé dans sa célèbre affiche réalisée en 1967, Black Power/White Power (1967), l’une de images les plus célèbres du dessinateur (également exposée) qui interroge avec audace la responsabilité de chaque camp en représentant un homme noir et un homme blanc s’entre-dévorant. Tomi Ungerer parle de « dessins coups de poing » : « la quête du style ne doit pas être la quête première du dessinateur mais bien le message clair et percutant », a rappelé l’artiste que le qualificatif d' »agent provocateur » fait sourire.

Série érotique, le scandale de trop

La guerre du Vietnam, qui l’a particulièrment révolté, est le sujet d’une série d’affiches commandée en 1967 par l’université de Columbia. Parmi les plus connues, Eat (à voir dans l’exposition), représentant une main dont le bras force un Asiatique à avaler le symbole de la démocratie américaine, une statue de la Liberté en miniature, Give et Kiss For Peace, jugées si provocatrices à l’époque qu’elles furent refusées par ceux-là mêmes qui les avaient commandées. Placé sur écoute et menacé, Tomi Ungerer refuse pourtant de s’assagir.

Une sélection de ses dessins érotiques (et souvent humoristiques) est également présentée dans une salle plus petite et fermée, au fond de la galerie. On peut y voir notamment des dessins à l’encre noire, issus de la série Fornicon, symbolisant le « sexe à l’amé­ricaine », avec ses machines industrielles d’orgasmes à la chaîne. La bonne société est horrifiée et qualifie l’auteur pour enfants de « pornographe ». En représailles, ses livres pour enfants sont bannis de la rubrique livres jeunesse du New York Times et l’auteur est relégué au rang de dessinateur underground. Déçu, l’artiste fait ses bagages et quitte les Etats-Unis pour le Canada, puis la campagne irlandaise où il vit encore. Ironie du temps qui passe, ses dessins hier mis à l’index, sont désormais en vente au MoMA.


=> Exposition Tomi Ungerer: All in One, du 16 janvier au 22 mars au Drawing Center, 35 Wooster Street, New York).
=> A voir : L’Esprit frappeur, l’excellent documentaire consacré à Tomi Ungerer sur Netflix.
=> A lire : les trois livres majeurs sur la satire de l’Amérique : 
The Party (critique sociale), Fornicon (critique sexuelle) et America (critique politique).