The Wordsmith

Tous ultracrépidariens

Sous ce vocable étrange se cache un des fléaux de notre temps : l’omniprésence dans l’espace public de gens qui pérorent sans rien connaître du sujet dont ils parlent.
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© Sylvie Serprix

Peu de temps avant sa mort, survenue en 2016, le sémiologue et romancier italien Umberto Eco, auteur du fameux Nom de la rose, se désolait : « Les réseaux sociaux ont donné le droit de parole à des légions d’imbéciles qui, auparavant, ne faisaient que discuter au bar après un verre de vin, sans causer de tort à la collectivité. On les faisait taire tout de suite, alors qu’aujourd’hui ils ont le même droit de parole qu’un prix Nobel. »

Véritable fléau de notre époque, cette façon de parler avec assurance de sujets sur lesquels on ne dispose d’aucune compétence a un nom : l’ultracrépidarianisme. En Belgique, il a été retenu comme mot de l’année 2021 à l’issue d’un sondage organisé par le quotidien Le Soir et la RTBF, la radio-télévision nationale, en partenariat avec l’université de Louvain.

Ce mot étrange vient d’une expression latine, « sutor, ne supra crepidam », qui signifie « cordonnier, pas plus haut que la chaussure ». Il faut remonter à la Grèce du IVe siècle avant Jésus-Christ pour en comprendre l’origine. Pline l’Ancien, écrivain romain du Ier siècle après J.-C., rapporte que le peintre Apelle de Cos, contemporain d’Alexandre le Grand, travaillait dans son atelier lorsque son cordonnier lui signala une maladresse dans la représentation d’une sandale. L’artiste tint compte de la critique et, dans la nuit qui suivit, retoucha son œuvre. Le lendemain, le cordonnier, tout fier de constater qu’Apelle l’avait écouté, osa une nouvelle remarque, cette fois sur la jambe. C’est alors que le peintre lui lança – en grec, bien sûr– la phrase citée plus haut, devenue un proverbe fustigeant ceux qui n’hésitent pas à s’exprimer de façon péremptoire sur des sujets auxquels ils ne connaissent pas grand-chose, voire rien du tout. « A chacun son métier et les vaches seront bien gardées », pourrait-on dire aussi.

On notera que les préjugés de classe ne sont pas absents de l’histoire racontée par Pline. En latin, sutor désigne le cordonnier, mais aussi l’homme du bas peuple. Le terme ultracrépidarianisme lui-même apparaîtra beaucoup plus tard, en 1819, sous la plume de l’écrivain anglais William Hazlitt (1778-1830), excédé par les jugements à l’emporte-pièce d’un critique littéraire. Entre temps, supra (au-dessus) avait été remplacé par ultra (plus loin, au-delà).

Il faudra attendre 2014 pour que le mot arrive en France. Rien d’étonnant à cela. A partir du début des années 2000, qui a vu l’essor d’Internet, que ce soit sur le nucléaire, sur les OGM ou sur les questions techniquement les plus complexes, tout le monde se croyait désormais autorisé à donner un avis sous forme de sentence définitive. Ce n’était qu’un début, une mise en bouche. Depuis le déclenchement de la crise sanitaire actuelle, en 2020, chacun y va de son analyse sur l’origine du coronavirus, les facteurs de contamination, l’efficacité des vaccins. Souvent en précisant : « Je ne suis ni médecin ni chercheur, mais… »

S’il dit bien ce qu’il veut dire, le qualificatif d’ultracrépidarien a un synonyme : toutologue. Celui-ci est un individu qui donne son avis sur tout, qui se pose comme un expert dans tous les domaines alors même qu’il n’a aucun savoir reconnu pour se prononcer. Il suffit d’allumer son smartphone ou de consulter une chaîne d’information télévisée en continu. Toutologues et ultracrépidariens y font la pluie et le beau temps.

« L’ignorance engendre plus fréquemment la confiance en soi que ne le fait la connaissance » : c’est en ces termes qu’il y a plus d’un siècle, en 1891, Charles Darwin avait décrit le syndrome. Fort des nouvelles avancées en psychologie, le neuropsychiatre français Boris Cyrulnik explique que « l’ignorance provoque un tel état de confusion qu’on s’accroche à n’importe quelle explication afin de se sentir un peu moins embarrassé. C’est pourquoi, moins on a de connaissances, plus on a de certitudes. »

Bien avant cet éminent intellectuel, au Ve siècle avant J.-C., le philosophe grec Socrate aurait, dit-on, énoncé cette maxime que chacun de nous devrait toujours avoir en tête : « Je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien. »

 

Article publié dans le numéro de mai 2022 de France-Amérique. S’abonner au magazine.