Deux Américains décryptent la crise des Gilets jaunes

En quelques mois, une centaine de milliers de Français ont transformé le gilet de la sécurité routière en symbole de leur colère contre la hausse des taxes sur le carburant, en emblème de la fracture entre les gagnants et les perdants de la mondialisation, du fossé entre les métropoles et les campagnes. Les Gilets jaunes, incorrigibles Français cinquante ans après mai 1968, ou visionnaires incompris ? Le point de vue de deux Américains.

« Ce qui me frappe le plus, c’est que ce mouvement n’est pas du tout structuré », remarque Karen Weisblatt, originaire de Chicago, maître de conférence à l’Institut d’études politiques de Paris et fondatrice d’un cabinet de conseil en stratégie philanthropique. « La France nous a habitué à des manifestations ou des grèves, mais encadrées par les syndicats et les partis politiques, avec des objectifs concrets. Même en mai 1968, il y avait un fil conducteur : l’ouverture de la société. Là, c’est anarchique. Le gouvernement a cédé sur la revendication de départ, qui était de stopper la hausse des taxes sur les carburants. Les Gilets jaunes veulent moins de précarité, sans savoir vraiment quoi d’autre. »

Loin de critiquer les « Gaulois incorrigibles », comme on aurait pu s’y attendre, l’entrepreneur new-yorkais francophile Alan Quasha, à la tête d’un fonds d’investissement, assure, lui, comprendre ces manifestants qui « n’arrivent pas à joindre les deux bouts ». Il garde toujours un œil sur cette France où il a longtemps possédé une résidence secondaire. Une manifestation sans syndicats ? Ça ne le surprend pas. « Les syndicats sont incapables de relayer les vrais problèmes alors que les gens sont intelligents. Ils sentent qu’il y a un problème en France où il est très difficile de faire des affaires, d’investir, de faire travailler les salariés plus longtemps, d’être flexibles pour répondre aux commandes des clients. Lorsque le capitalisme n’est pas le bienvenu, l’argent ne vient pas. » Son étonnement ? « Vu de New York, nous attendions beaucoup d’Emmanuel Macron. Nous pensions qu’il allait trouver la solution, transformer le pays, le rendre plus séduisant pour les investisseurs. Ce qu’il a commencé à faire est formidable. »

Un avis que tout le monde ne partage pas. « Certains en France semblent découvrir le niveau de détresse qu’il y a dans leur pays », commente Karen Weisblatt avec le regard d’une démocrate de Chicago. « Parce que les filets de sécurité existent, parce que l’Etat providence est là, beaucoup pensent que les problèmes sont réglés. Pourtant, il ne suffit pas d’être soigné et indemnisé pour avoir le sentiment de bien vivre. Il faut aussi des perspectives, pouvoir progresser, améliorer sa vie. Comme aux Etats-Unis, il n’y a pas assez de mobilité sociale en France. Mais aux Etats-Unis, on médiatise davantage les failles du système, avec une politique de discrimination positive. Les élites parisiennes, elles, s’en préoccupent peu. »

Le rêve américain fonctionne encore, mais pas le rêve français… Pour Alan Quasha, le problème est ailleurs. « La France ne serait-elle pas devenue trop socialiste ? Quand l’Etat se mêle de tout, il crée des attentes. Il est ensuite très difficile de changer cette culture. Or l’Etat ne peut pas prendre en charge les problèmes de tout le monde. Ce n’est simplement pas possible. Sauf à croire que l’économie socialiste peut fonctionner. » Ce qui n’est visiblement pas son cas. Et il tient à le dire au moment où ces idées, portées par Alexandria Ocasio-Cortez, la plus jeune représentante démocrate jamais élue au Congrès, séduisent de plus en plus de son côté de l’Atlantique.