La mort du juge Berthier n’était pas une surprise. Dans un pays rongé par la corruption et la violence, les heures de cet homme droit et exemplaire étaient comptées. Laissant une lettre prémonitoire, Raymond Berthier fait ses adieux à son épouse, Thérèse, la mère de sa fille Brune, et s’excuse du vide qu’il va laisser. S’il se passe hors-champ, l’assassinat du juge irrigue le roman de Yanick Lahens et pèse, de manière différente, sur tous les personnages. Brune d’abord, chanteuse à la « tessiture inouïe », imprévisible comme une avalanche. Pierre, le frère de Raymond, homosexuel admirateur de James Baldwin qui vit reclus dans sa maison de Port-au-Prince et tente d’élucider le crime. Autour du Korosol, le bar-restaurant où chante Brune, gravitent Cyprien, un jeune provincial ambitieux, Francis, un journaliste français, Ezéchiel, aspirant poète, et Jojo, un voyou qui ne se sépare jamais de son neuf millimètres.

« On meurt beaucoup et vite dans cette ville », écrit Yanick Lahens à propos de Port-au-Prince, la capitale haïtienne, ville chaudron dont elle ne cesse de questionner l’histoire, les mythes et la beauté âpre. « Les statistiques, la justice et la presse sont en retard sur la mort. Et chaque mort est effacée par le prochain match de foot. » Alternant la première et la troisième personne du singulier, la romancière multiplie les points de vue et entrelace les voix pour dessiner le portrait complexe d’un pays dévasté et résilient, d’une société très hiérarchisée où chaque nuance de couleur de peau a une importance primordiale.

« Ce qui est indéniablement vrai des personnages de Lahens l’est indéniablement pour chacun d’entre nous », écrivait Russell Banks dans la préface à l’édition américaine de Bain de lune. Née à Port-au-Prince, la romancière a grandi sous la dictature de François « Papa Doc » Duvalier, puis s’est installée en France à l’âge de 15 ans pour poursuivre ses études. Diplômée de la Sorbonne, elle est rentrée à Haïti où elle a enseigné à l’université et travaillé pour le ministère de la Culture. Professeure invitée au Collège de France en 2019, elle avait intitulé sa leçon inaugurale « Urgence(s) d’écrire, rêve(s) d’habiter ». L’urgence et les rêves sont au cœur de Douces déroutes, le roman d’une jeunesse tendue vers l’avenir dans une île « à jamais foutue, mais qu’on n’arrive pas à achever ».