Histoire d’eaux : le succès des marques françaises sur le marché américain

Avec plus de 200 marques et un demi-milliard de bouteilles vendues chaque semaine, l’eau en bouteille est un marché lucratif aux Etats-Unis. Réputées pour leurs sources historiques et l’art de la table à la française, les marques venues de France rencontrent un franc succès.

Au cours des six derniers mois, la marque d’eau gazeuse française Perrier a publié un spot publicitaire vu près de 600 000 fois sur YouTube (tourné en Argentine et réalisé par Fleur & Manu, le duo parisien branché reconnu pour ses clips de musique électro), organisé une série de DJ sets à New York, Miami et Los Angeles, créé une série limitée de bouteilles “inspirées du street art”, lancé un nouveau slogan (“Extraordinaire Perrier”) et une nouvelle saveur (“L’Orange”) et a annoncé une croissance annuelle “à deux chiffres”. Propulsé par un marketing aussi élégant que dynamique, Perrier tire profit d’un marché en pleine explosion aux Etats-Unis, l’eau en bouteille.

Aux Etats-Unis, pays du Coca-Cola, l’eau en bouteille est en passe de devenir la boisson la plus vendue. Les chiffres confirment la tendance. En 2000, l’Américain moyen a consommé 200 litres de soda et 60 litres d’eau en bouteille. En 2014, la consommation annuelle de soda chute à 150 litres par personne alors que celle d’eau minérale atteint 135 litres. Selon les estimations, les courbes de consommation de soda et d’eau en bouteille devraient se croiser d’ici 2016 ou 2017. La vente au détail d’eau en bouteille surpasse déjà celle des sodas dans 17 grandes villes américaines dont Boston, New York, Washington, Miami, Houston, Las Vegas, Los Angeles et San Francisco.

“On est passé d’une Amérique qui surconsommait du soda à une Amérique qui est en train de complètement revoir sa consommation de boisson”, observe Olivier Sonnois, ancien directeur marketing chez Danone Waters North America et aujourd’hui le patron de Brands Within Reach, la société qui distribue Evian et Volvic aux Etats-Unis. Au milieu des années 1990, il se vend 1000 cannettes de soda pour une bouteille d’eau, les chiffres d’enfants atteints d’obésité et de diabète augmentent, les cafétérias scolaires financées par des groupes comme Coca-Cola ou PepsiCo font scandale et le soda devient le “nouveau tabac”. Puisée au cœur de la terre, sans additifs ni calories, l’eau minérale s’annonce rapidement comme la boisson saine par excellence. “C’est le réveil de la société américaine”, complète Olivier Sonnois. “Aucun pays au monde n’a eu une transformation aussi rapide de ses habitudes de consommation.”

“La quintessence de la naturalité”

Avec le soda en net recul, les eaux en bouteille se sont engouffrées sur le segment de marché abandonné : 16 marques d’eau minérale vendues aux Etats-Unis en 1970, plus de 200 aujourd’hui. L’eau en bouteille représente maintenant un marché de quinze milliards de dollars en Amérique du Nord, le second marché au monde après la Chine. Classées dans la catégorie marketing des “eaux premium importées” (et vendues sous la rubrique “Épicerie fine” sur Amazon.com), les eaux françaises Perrier (groupe Nestlé), Volvic, Evian et Badoit (groupe Danone) jouissent d’une immense popularité sur ce marché en plein essor.

Le succès des sources françaises aux Etats-Unis tient en partie à la longue tradition européenne du thermalisme. Dès l’Antiquité, l’eau minérale est célébrée pour ses vertus thérapeutiques. Les Grecs puis les Romains développent la science des bains, des villes comme Dax et Aix-les-Bains s’érigent en capitales du thermalisme. En 1604, Henri IV crée la Charte des eaux minérales qui réglemente la pratique des thermes et en 1650, Louis XIV introduit à la Cour l’eau de Châteldon, puisée en Auvergne, appréciée pour sa teneur élevée en minéraux et ses propriétés digestives (et aujourd’hui vendue comme “l’eau des grandes tables” dans quelques restaurants et clubs sélects de New York et de Los Angeles).

Par son ancienneté, le sous-sol géologique français et notamment celui du Massif Central est naturellement riche en calcium, magnésium, sodium et autres oligo-éléments. Le massif nord-américain est très jeune en comparaison, d’où la très faible minéralité des eaux de source américaines. Evian, par exemple, puisée en Haute-Savoie, a une minéralité de 309 milligrammes par litre (ou parts per million, ppm), alors que Poland Spring, puisée dans les montagnes du Maine dans le nord-est des Etats-Unis, a une minéralité de 35 à 46 milligrammes par litre. Autre avantage des eaux françaises sur le marché américain : elles sont naturellement minérales. Elles jaillissent du sol tel quel et n’ont pas besoin d’être reminéralisées par la suite, comme le sont nombre d’eaux américaines, dites “reconstituées”. Evian, Volvic, Badoit et Perrier occupent “le segment des eaux en bouteille qui est la quintessence de la boisson santé”, explique Olivier Sonnois. “Il n’y a rien de mauvais dedans, il n’y a que du bon : il n’y a pas plus naturel que ça.”

À chaque eau son créneau

Un demi-milliard de bouteilles d’eau sont vendues chaque semaine aux États-Unis. Pour attirer l’attention des consommateurs, les marques se positionnent selon une stratégie de niche.

Lorsque Perrier ouvre un bureau à New York en 1976 pour accélérer ses ventes sur le marché américain, la marque concentre son effort marketing sur les baby-boomers. Éduqués, sophistiqués et sensibles à l’art, mais également conscients des dangers de la pollution, ils sont en quête de produits naturels. Pour une génération d’Américains, Perrier devient “la première boisson gazeuse de la Terre” (“Earth’s first soft drink“). Evian adopte une stratégie similaire en 1978 et met en avant ses origines alpines. “Vous n’avez pas besoin de vivre à la montagne pour boire de l’eau de source naturelle”, proclame son slogan (“You don’t have to live in the mountains to drink natural spring water“). Perrier et Evian, et plus tard, Volvic (lancée aux Etats-Unis en 2003) et Badoit (en 2005), se sont imposées sur le créneau des eaux de source naturelles en Amérique du Nord. Sur le créneau de l’eau à bas prix, Poland Spring ou Arrowhead, par exemple, toutes deux filiales du groupe Nestlé, sont disponibles dans toutes les épiceries, stations-services et marchands de hot-dogs du nord-est et de la Côte Ouest. En parallèle, ont émergé des eaux “à fonctionnalités” (ou “smart waters“) : des eaux enrichies d’électrolytes, d’ions ou de vitamines et mettant en avant une “hydratation perfectionnée” ou un processus de “distillation qui réplique l’eau de pluie”.

Le marché de l’eau en bouteille, enfin, est affaire de visibilité et de distribution. Quinze fois plus grands que la France, les Etats-Unis représentent pour l’eau en bouteille un marché immense et extrêmement ventilé : des supermarchés aux musées en passant par les universités, les hôpitaux, les restaurants et les aéroports, il est possible de vendre de l’eau partout. En raison de l’étendue du territoire et des coûts d’acheminement élevés, “c’est quasiment impossible pour une marque d’être diffusée partout”, explique Olivier Sonnois. Pour faire des économies d’échelle et rentabiliser leur flotte de camions, les marques s’associent. Ainsi, entre 2002 et 2014, la distribution d’Evian aux Etats-Unis était confiée au groupe Coca-Cola. Coca, mais aussi Pepsi, Canada Dry, Snapple, Coors, Budweiser, “tout le monde distribue de l’eau aujourd’hui”. Même les laitiers.

Une nouvelle génération de consommateurs

Les “eaux premium importées”, la catégorie qui regroupe Perrier, Volvic, Evian, Badoit et quelques autres marques françaises plus confidentielles comme Châteldon ou Saint-Géron, ainsi que Fiji, San Pellegrino, Aqua Panna, Apollinaris, VOSS ou encore Islandic Glacial, représentent 12 à 15% du marché américain des eaux en bouteille. Sur un marché où coexistent plus de 200 marques et où de nouveaux acteurs apparaissent sans cesse, les eaux françaises ont un statut d’intouchables. Au point d’en jouer. “Nous avons une histoire de plus de 150 ans”, lance Priya Shenoy, la directrice de la marque Perrier en Amérique du Nord. “Nous ne sommes pas trop inquiétés par la compétition sur ce point.”
La compétition existe, mais elle est mesurée. Tout comme la gastronomie ou le vin, les eaux minérales françaises jouissent d’une association avec les traditions d’élégance et d’art de vivre que connaît la France aux Etats-Unis. En 2013, le chef cuisinier Timothy Hollingsworth représente Badoit. La même année, la styliste Diane Von Furstenberg signe une série limitée de bouteilles pour Evian, et Perrier fête son 150e anniversaire en lançant une collection de bouteilles en hommage à Andy Warhol et aux sérigraphies qu’il avait réalisées pour la marque en 1983.

Sûres de leur succès sur le territoire américain, les marques françaises “doivent toutefois savoir se réinventer”, explique Antoine Portmann, le directeur général de Danone Waters en Amérique du Nord. Elles commencent à lorgner sur les millenials, friands de produits naturels et biologiques, pour étendre et renouveler leur base de consommateurs. Enquêtes et rapports de ventes indiquent que les consommateurs commencent à boire Perrier à l’âge de 21 ou 22 ans et que les 18-35 ans sont une part croissante des consommateurs de Volvic. Depuis juin 2015, Perrier est en train de revoir son positionnement de manière à “recruter la nouvelle génération de brand afficionados”, explique Priya Shenoy. Bouteilles aux lignes épurées, cannettes aux couleurs acidulées, nouvelles saveurs, mais aussi collaboration avec des artistes ou des musiciens et présence lors d’évènements sportifs, culturels et artistiques, les eaux minérales se réapproprient les codes du soda et se rapprochent des jeunes consommateurs. “Les 18-35 ans représentent un segment de marché en explosion”, conclut Olivier Sonnois. “C’est une génération extrêmement intéressante à suivre.”

Article publié dans le numéro de janvier 2016 de France-Amérique.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[:]