La ganterie française, de Saint-Junien à Beverly Hills

Le gant est un objet capricieux. Alliant style, confort et solidité, il doit à la fois sublimer et protéger. Les maîtres gantiers français ont apprivoisé sa confection il y a trois siècles et séduisent aujourd’hui les Américains sophistiqués.

A la Belle Époque, une femme du monde ne sortait pas sans gants, ni ne dévoilait la peau de ses mains de même qu’il était inconvenant de sortir en cheveux, c’est à dire sans chapeau ! Cette mode du gant perdure jusqu’aux années 1960. Le cinéma américain, avec Gilda de Charles Vidor (1946), en fait un objet érotique. L’ôter devient un acte sensuel, s’apparente à une caresse sur la peau. Les images de Rita Hayworth, enlevant lentement ses longs gants noirs, restent cultes. Du côté des hommes, il symbolise le style. On se souvient de Steve McQueen, conduisant sa Ford Mustang dans Bullit de Peter Yates (1968). La relève est assurée avec Ryan Gosling dans Drive de Nicolas Winding Refn (2011). Après 1968, la mode change radicalement et les accessoires sont relégués au fond des tiroirs.

Le gant haut de gamme a depuis fait son retour. D’un cuir souple, d’une belle couleur, il épouse parfaitement la main. Son artisanat est maîtrisé depuis le XVIIIe siècle dans les capitales gantières françaises. Alors qu’il est fabriqué de façon industrielle partout dans le monde, les séries limitées de luxe et les modèles destinés à la haute couture continuent à être réalisés en France.

La ganterie a été labellisée “Métier d’Art”. Aujourd’hui, une douzaine de gantiers sont encore en activité en France. Beaucoup d’entre-eux ont survécu grâce à la haute couture, comme la Ganterie Coopérative de Saint-Junien, rachetée par Hermès en 1998.

Les origines de la ganterie

Grenoble (Dauphiné), Millau (Aveyron) et Saint-Junien (Limousin) se disputent depuis le Moyen-Âge le titre de capitale mondiale de la ganterie. Elles ont en commun des ressources importantes en eau, indispensables à la mégisserie, le tannage des peaux. À partir de 1342, des corporations de gantiers s’installent à Saint-Junien. En 1800, la ville  surnommée la “Cité du cuir”, est le premier exportateur de gants dans le monde ; 45% de la ganterie haut de gamme française y est toujours fabriquée dans deux grandes ganteries, la Coopérative de Saint-Junien et Agnelle.

De 1850 à 1870, la ganterie est le plus grand employeur des Grenoblois. Xavier Jouvin, cadet d’une dynastie de maîtres gantiers, y invente la main de fer en 1838, un emporte-pièce à la forme et au calibre désiré découpant six gants à la fois. L’outil décuplera les capacités de production.

Un siècle plus tard, Millau ravit le titre de première ville gantière. À l’époque, plus de quatre-vingt mégisseries et vingt ganteries y employaient sept milles personnes. Car Millau dispose de la matière première la plus utilisée : les peaux d’agneaux.

L’art du maître gantier

Dans les ateliers des gantiers aveyronnais, des senteurs brutes de cuir et de pierre imprègnent les murs. Les outils – ciseaux, machines à coudre anciennes et mains de fer – sont rigides et froids. Qui se douterait que l’on y confectionne les produits les plus fins et les plus doux ? Des gants faits de cuir d’agneau, incroyablement souples, cousus au “point anglais” : la couture est réalisée sur l’endroit du gant, non l’envers, ce qui exige précision et attention car la moindre faute altère son aspect. Deux années de pratique sont nécessaires avant de maîtriser l’art de la découpe et de la couture du gant. Un savoir-faire qui s’apprend lors de stages d’apprentissage, car aucune formation spécifique à la ganterie n’existe en France.

Un gant de luxe demande jusqu’à cent opérations pour sa confection. Le maître gantier commence par tailler un carré de cuir, “dépecer” dans le jargon. Il choisit l’emporte-pièce de la pointure désirée, découpe la forme. Une fois les doigts séparés et l’emplacement du pouce évidé, la doublure du gant est fixée aux extrémités des doigts. La peau est ensuite travaillée, étirée

pour atteindre une bonne nervosité. Le gantier assemble les éléments à la machine ou à la main. Des broderies, breloques et autres finitions peuvent être ajoutées. Puis le gant est dressé sur la “main chaude”, une main métallique chauffante qui lui apporte sa forme définitive.

La ganterie de luxe utilise souvent de la peau d’agneau, mais aussi la peau de cerf, d’iguane, d’alligator, de python, d’autruche, sans oublier le pécari, un cochon sauvage d’Amérique, un incontournable de la ganterie. Son cuir extrêmement souple et résistant génère une sensation “peau contre peau”. Les fourrures de vison, renard et d’orylag – une race de lapin né de la recherche scientifique française et élevé uniquement pour sa fourrure – sont parfois utilisées en touches, autour du poignet, ou dans la fabrication de mouffles veloutées. Qu’importe le modèle, la ganterie exige une peau exempte de défauts.

Les gantiers parfumeurs séduisent les reines

Le gant n’a pas toujours été un accessoire de mode. À l’origine, il est une “enveloppe à doigts”, servant à protéger la main lorsqu’elle travaille. Il est aussi utilisé pour monter à cheval. Les reines en font un symbole de raffinement et d’élégance. Marie-Antoinette était adepte du gant parfumé, saupoudré de talc. Les maîtres “gantiers parfumeurs” triomphent au XVIIIe siècle, le gant devient un accessoire incontournable, masculin autant que féminin. Son usage retombe après la Révolution Française, lorsque le faste se fait discret. Joséphine Bonaparte remet le gant à la mode sous l’Empire. Elle en faisait fabriquer, dit-on, jusqu’à mille paires par an.

La Maison Fabre, une affaire de famille

La Maison Fabre est une des rares ganteries anciennes de -Millau toujours en activité. Elle détient deux boutiques : l’une à Versailles, dans la Cour des Senteurs, l’autre au Palais-Royal, à proximité du musée du Louvre. Olivier Fabre, à la tête des boutiques, se partage le travail avec ses deux frères. “Je m’occupe à Paris de la partie créative, du dessin, des projets. Mon frère Jean-Marc se consacre à la production, à Millau dans nos ateliers.” La longévité de la maison s’explique par une créativité sans bornes. Elle a lancé une collection de gants parfumés, comme au XVIIIe, avec des modèles du nom de ses deux ambassadrices, Marie-Antoinette et Joséphine.

La grand-mère d’Olivier Fabre travaillait pour Grace Kelly, “la vraie”, nous apprend-il. “Quand l’équipe de Grace de Monaco [d’Olivier Dahan 2014, ndlr], avec Nicole Kidman, nous a contacté en mai 2012 pour nous proposer de créer les gants du film, nous avons bien sûr accepté. La Maison Fabre est une histoire de famille, et travailler sur le film est un lien palpable entre ma grand-mère et moi. Nous avons rencontré Nicole Kidman à Paris et fabriqué une vingtaine de gants sur mesure. Des longs, des courts, en coton ou en cuir d’agneau.”

La marque a séduit les Américains. Aux États-Unis, les gants de la Maison Fabre sont disponibles dans de nombreux temples de la mode, comme Saks, Bergdorf Goodman ou Neiman Marcus. Et le marché ne cesse de croître. “En général nous ne bradons pas nos produits, un jour nous l’avons fait pour un site web de ventes privées américain. Il nous en avait acheté cinq cents paires, elles se sont vendues en moins de trente minutes ! Beaucoup de nos clientes à la boutique du Palais-Royal sont américaines. L’intérêt existe, c’est pourquoi nous prévoyons de nous concentrer sur les États-Unis.”

Perrin, le gantier des célébrités

La Maison Fabre n’est pas la seule à s’être tournée vers le marché américain. Il y a 121 ans, naissait en France la ganterie Perrin, avec deux ateliers, l’un à Grenoble et l’autre à Saint-Junien. Michel Perrin en est l’héritier. En 2006, grâce à son épouse américaine Sally, il part à la conquête du marché aux États-Unis. Sally devient directrice artistique de la marque. Californienne, elle n’ignore rien des mélanges hardis entre classicisme et branchitude qui feront le succès de la marque.

“Nous avons des clientes célèbres, comme la chanteuse Beyoncé Knowles. Quand une cliente découvre et essaie nos produits, elle revient”, explique Sophie Conti, porte-parole de la marque. “Perrin Paris est attaché à son héritage, mais est aussi porté sur l’avenir, d’où des modèles aux lignes architecturales que les Américaines adorent. Nous avons deux boutiques aux États-Unis, l’une à New York et l’autre dans le comté de Los Angeles, à Beverly Hills.”

Agnelle et Causse, le gant haute couture

La ganterie Agnelle, créée en 1937 à Saint-Junien, est l’une des plus importantes ganteries françaises. Elle possède des centaines de points de vente en France et à l’étranger. Un succès né de ses collaborations avec les couturiers. Dans les années 1970, la maison réalise des gants délirants pour les créateurs en vue. Jean Paul Gaultier, Claude Montana ou Azzedine Alaïa, fraîchement arrivés dans le monde de la mode, lui confient la fabrication de leurs modèles. Sa prestigieuse liste de clients comporte aujourd’hui Chanel, Céline, Sonia Rykiel, Lanvin, Christian Dior et Saint Laurent.

En 2009, la maison Causse, née à Millau, rejoint les rangs de Paraffection, une filiale composée de neufs entreprises de métier d’art appartenant à Chanel. “Nous laissons parfois libre cours à une certaine extravagance. Nous avons réalisé en collaboration avec d’autres artisans de superbes pièces recouvertes de plumes, de bijoux ou tout en broderies”, explique Jean-Marie Le Bris, directeur de Causse. “Nos collaborations avec des stylistes tels que Yazbukey ( gants arborants des bouches, des doigts et des yeux, ndlr) ou les Maisons d’Art, stimulent notre créativité.” Causse est aujourd’hui l’un des principaux fournisseurs de gants de luxe français et travaille pour les couturiers les plus célèbres, comme Karl Lagerfeld. Si la qualité reste la force de la ganterie française, son salut semble résider dans sa créativité, voire, son extravagance.[:]