The Useful Idiots

Les “idiots utiles”. Parfois attribuée à Lénine, cette expression désignait les adversaires du communisme qui rendaient service à Moscou par inadvertance, tels que les intellectuels “compagnons de route” en Europe par exemple, ou les entrepreneurs capitalistes qui vendaient du blé à l’Union soviétique affamée. Cette expression léniniste me paraît éclairer, en ce moment, certaines réactions occidentales aux attentats djihadistes.

Nos politiciens et commentateurs se sont embarqués dans une surenchère belliqueuse et métaphorique, dont il ressort, à les écouter, que l’Occident serait engagé dans une sorte de Troisième guerre mondiale contre l’islamisme. Ces amateurs d’amphigouris¹ nous appellent à une mobilisation générale contre un ennemi insaisissable. Ils dénoncent des “cinquièmes colonnes”, des djihadistes de l’intérieur que l’on devrait sans doute repérer à leur faciès, ou au maillot de bain intégral—ou burkini—que leurs femmes portent à la plage. A suivre les nouvelles règles édictées par les maires d’une vingtaine de villes balnéaires françaises, il est républicain de s’exhiber les seins nus, mais une provocation, un quasi acte de guerre, de cacher son corps, comme le faisaient nos grand-mères à la plage.

Essayons de nous mettre un instant dans la peau de ces quelques millions de musulmans, Turcs, Arabes ou Bangladais, qui vivent en Europe depuis plusieurs générations et n’aspirent qu’à la tranquillité. Leur vie quotidienne tourne à l’enfer. A l’école, dans l’affectation de logements sociaux ou au travail, la discrimination est un fait. Pour peu que ces musulmans—qu’on a fait venir à une époque où notre industrie manquait de main-d’œuvre—s’aventurent à pratiquer leur religion, il est improbable qu’ils trouvent une mosquée décente dans leur quartier ni un imam qualifié. Avant de les diaboliser collectivement, efforçons-nous de sympathiser, car eux aussi sont des victimes du djihadisme.

Depuis les horribles attentats commis en Belgique, en Allemagne ou en France, les Européens qui n’allaient plus à la messe depuis des âges, se découvrent soudain très chrétiens et suspectent tous ceux qui ne le sont pas d’être des djihadistes en puissance. C’est exactement ce que souhaitent les vrais djihadistes : passer pour plus importants et plus nombreux qu’ils ne le sont et obliger les Européens à se déclarer chrétiens et islamophobes. L’idiot utile est celui qui tombe dans ce piège grossier, qui ne veut pas entendre que les terroristes sont, en vérité, une poignée de malfaiteurs désaxés en quête de légitimité. L’idiot utile voit partout des djihadistes, ce qui lui évite de s’interroger sur les causes profondes du terrorisme prétendument islamique.

Car il n’y a pas de Troisième guerre mondiale. Si guerre il y a, elle oppose entre elles, au Proche-Orient et en Afrique du Nord, des tribus en conflit depuis mille ans pour le contrôle de la Mecque et, plus récemment, des puits de pétrole. Dans ces conflits, les Occidentaux ne sont que des supplétifs qui ne savent plus pour qui prendre parti. L’on devrait aussi se demander d’où surgissent ces voyous terroristes qui en Europe assassinent en criant “Allahou Akbar”, la seule chose qu’ils savent dire en arabe, ignorant tout le reste de la religion dont ils se réclament. Ces djihadistes de banlieue ne sont pas de Syrie, d’Irak ou de Libye, mais bien de chez nous. Ils ne sont pas les rejetons d’écoles coraniques, mais des “paumés” fabriqués des écoles républicaines déglinguées, des logements sociaux indécents et un chômage héréditaire. Rarement religieux au départ, ils ne le deviennent et ne se radicalisent que pour se singulariser dans nos sociétés où l’islam est devenu le mal, comme au temps des Croisades. L’idiot utile refuse de voir cela, qui l’obligerait à réfléchir sur notre incapacité à intégrer des millions d’entre nous, qui sont, nolens volens, nos concitoyens.

Des solutions existent, qui seraient plus efficaces que de faire patrouiller les militaires dans les rues de Paris ou de Nice. Elles exigeraient sang-froid, réflexion et continuité : libérer l’accès au marché du travail, reconnaître que nos cultures sont métisses, accepter l’édification de mosquées, instaurer des quotas d’accès aux fonctions publiques—en particulier dans la police—comme aux Etats-Unis où est pratiquée l’affirmative action, sanctionner les discriminations et respecter les différences. La Troisième guerre mondiale, qui n’en est pas une, ne peut se gagner que dans nos banlieues et dans nos esprits, pas par des rodomontades haineuses pour la consommation politique intérieure, et inutilement belliqueuses à l’extérieur.

Mais, sans doute l’émotion est-elle encore trop intense pour faire entendre un discours de raison : il est donc plus confortable de se comporter en idiot utile et en pompier pyromane.

¹Amphigouri : figure de style consistant en un discours, un texte ou un dessin volontairement obscur ou inintelligible à visée burlesque.