Qu’Allah bénisse la France, le film autobiographique du rappeur d’origine congolaise Abd Al Malik, sera diffusé le 12 avril prochain à NYU dans le cadre du festival The Black Experience in French Cinema. Nous avions rencontré l’artiste porte-parole des populations défavorisées en 2015.
France-Amérique : Qu’Allah bénisse la France est l’adaptation de votre roman autobiographique, paru en 2007. Pourquoi l’avoir porté à l’écran ?
Abd Al Malik : J’ai cette conviction : les grands romanciers du XIXe et du XXe siècle seraient aujourd’hui cinéastes. Le pouvoir de l’image est indéniable : adapter mon roman au cinéma, c’est élargir le public, toucher une partie de la population qui n’aurait pas eu connaissance de mon livre. Je souhaitais rendre cinématographique la matière littéraire. Le livre et le film se sont bien complétés.
Dans l’une des premières scènes du film, un personnage affirme : “Nous on aime la France, mais elle ne nous aime pas”. Pendant votre jeunesse, au Neuhof, cité de la banlieue de Strasbourg, avez-vous souffert de ce manque de considération ?
Ce n’est pas qu’un sentiment individuel : c’est un ressenti collectif. Nous vivons dans une France à deux vitesses. En grandissant, moi et mes amis avons souvent eu l’impression d’être des Français de seconde zone. On entend souvent de belles paroles, mais on vit quotidiennement le “deux poids deux mesures”. Pour ma part, j’ai eu de la chance. Mais il est inacceptable que dans un si grand pays comme la France, les jeunes des quartiers soient réduits à espérer avoir de la chance. Cela ne peut pas suffire. La République est une maman symbolique, qui doit prendre soin de tous ses enfants, et particulièrement des plus fragiles. J’ai rencontré pendant ma scolarité des enseignants formidables qui m’ont dit : “Tu es beau, tu es intelligent”, et je les ai cru. Mais à d’autres, on a dit : “Tu n’es ni beau ni intelligent, et tu n’es pas Français”. Il ne s’agit pas de dire que tout est négatif ; mais collectivement, notre attitude à tous doit changer.
La culture a joué un rôle prépondérant pour vous — vous citez pêle-mêle les écrits de Sénèque, Hugo… Comment faire en sorte que cet amour de la littérature soit partagé par tous les jeunes Français, quelle que soit leur origine sociale et géographique ?
Il faut faire de l’éducation et de la culture des priorités. Aujourd’hui, dans les cités, les enseignants n’arrivent pas à faire leur travail : ils se retrouvent à faire la police dans des classes surchargées. Alors que dans les milieux plus aisés, les conditions sont totalement différentes. Pour faire aimer la littérature, il faut donc aider les enseignants. Dans ma famille, nous sommes sept frères et sœurs : personne n’a le même parcours, et on pourrait qualifier le mien d’étonnant… Ce n’est pas normal. Ce qui m’est arrivé́ devrait pouvoir arriver à tout le monde.
Quel message envoyez-vous aux jeunes qui considèrent que, de toute façon, les dés sont pipés et qu’étant issus de quartiers défavorisés, pensent qu’ils n’y arriveront pas ?
Je leur dis d’abord qu’ils ont raison de penser que les dés sont pipés : c’est la triste réalité. Mais je veux d’abord m’adresser aux politiques et aux médias, ceux-là même qui évoquent ghettoïsation et apartheid. Qui est responsable de ces phénomènes ? On ne peut pas nourrir la bête matin, midi et soir et, quand la bête vient nous croquer, feindre la surprise. La France a un potentiel merveilleux, mais malheureusement les dirigeants font preuve d’irresponsabilité. J’adresse un message aux jeunes : à l’échelle du groupe, les déterminismes existent, on ne peut pas le nier. Mais en tant qu’individus, vous pouvez changer les choses, vous pouvez agir !
Dans vos livres et dans le film, vous insistez sur la place de l’islam soufi dans votre construction personnelle. Et vous prônez également les valeurs républicaines. Que répondez-vous à ceux qui doutent de la compatibilité entre islam et République ?
C’est tout à fait faux. La réalité, c’est que l’islam, comme le judaïsme ou le christianisme, est avant tout une expérience spirituelle, fondée sur l’amour, la paix, le respect et l’acceptation de l’autre dans la différence. Et c’est une chose intime ! On a la chance de vivre dans un pays comme la France où l’on a le droit de croire ou de ne pas croire en Dieu. Dans la société, on existe en tant que citoyen français : ainsi donc, pourquoi l’islam serait-il incompatible avec la République ? Les valeurs de la République se suffisent à elles-mêmes, et la République est là pour faire la concordance des différences.
Vous expliquez que “le peuple des cités a été colonisé, déresponsabilisé”, qu’on a “tout décidé pour lui”. Et vous l’incitez à “prendre sa vie en main avec la confiance des gens qui l’aident”. Concrètement, quelles mesures peuvent être prises pour améliorer la situation des quartiers populaires ?
L’éducation, l’éducation, l’éducation. Nous devons arrêter avec les traitements homéopathiques, les pansements sur des jambes de bois, comme nous avons tant l’habitude de faire. Tous les enfants de la République doivent avoir accès à une éducation de même qualité. Et là, on va changer les choses ! La mixité sociale est également un objectif positif. Mais arrêtons les discours et les belles paroles : agissons.
Entretien publié dans le numéro d’avril 2015 de France-Amérique