Fille du banquier J.P. Morgan, Anne Morgan n’avait pas froid aux yeux. De 1917 à 1924, cette fille de bonne famille a collecté d’importants fonds privés et monté une armée de 350 volontaires américaines qui organisa les secours aux civils dans une France en ruine, à moins de 50 kilomètres du front.
[Un documentaire sur sa vie, Anne Morgan : L’autre chemin des dames, sera diffusé sur les chaînes publiques américaines en commençant par WNYE à New York le 4 mars à 7 pm EST. Voir ici pour les dates, les heures et les chaînes de diffusion dans les autres Etats.]
L’histoire d’Anne Morgan, née en 1873, commence dans la haute société new-yorkaise, au cours de la période dorée qui marqua le tournant du siècle. Fille d’un homme alors considéré comme l’un des plus riches du monde, John Pierpont Morgan, elle est élevée avec ses trois frères et sœurs dans une résidence luxueuse sur la Cinquième Avenue, abritant désormais la Morgan Library & Museum. « C’est une vie protégée, dans un milieu conservateur, protestant, faite de culture et de voyages. Elle est éduquée par des tuteurs, à domicile, aux côtés d’autres jeunes filles de bonne famille », nous explique Miles Morgan, petit-neveu d’Anne Morgan, qui nous reçoit chez lui, à New York.
Rapidement, ces femmes semblent refuser la vie rangée qui les attend. S’inspirant des questions sociales et politiques qui marquent l’époque, comme la condition ouvrière et la condition féminine, et puisant dans la tradition américaine de la philanthropie, elles retroussent leurs manches. En 1902, Anne Morgan part à Chicago à la rencontre de Jane Addams, pionnière de l’action sociale et créatrice d’un centre d’aide aux démunis et aux immigrants géré exclusivement par des femmes, la Hull House. Puis Anne et ses proches amies entreprennent leurs propres projets. Aux côtés de la suffragette Daisy Harriman, elle participe à la création du Colony Club en 1903, un lieu dédié aux femmes copiant les cercles privés réservés aux hommes. Une aventure qui permettra à Anne de faire la connaissance d’Elizabeth Marbury, célèbre agent littéraire, et sa compagne, Elsie de Wolfe. C’est ici qu’elles mèneront leur réflexion sociale et politique, et prendront position.
A New York, elles militent en faveur des ouvrières de l’usine textile Triangle Shirtwaist Factory et mettent en place une cantine pour les ouvriers des chantiers navals de Brooklyn. « Ces choix ne sont pas sans susciter la polémique. On leur reproche de ne pas avoir leur place dans les combats ouvriers », note le documentariste Alan Govenar, auteur avec la chercheuse Mary Niles Maack d’une biographie d’Anne Morgan. « Mais celle-ci souhaite œuvrer pour abolir la barrière entre les pauvres et les riches », poursuit-il. C’est durant cette période qu’elle pose les bases de ce qui définira son action sociale et philanthrope en France.
Sensibiliser le public américain
En 1914, quand la Première Guerre mondiale éclate, Anne Morgan séjourne en France, à Versailles, en compagnie d’Elizabeth Marburry et Elsie de Wolfe. « Ces femmes se sentent attachées à la France, elles y voyagent beaucoup. Il leur paraît donc urgent de réagir, de s’impliquer, alors qu’au même moment, l’Etat américain est dans une posture isolationniste. Elles s’emploient donc à sensibiliser le grand public », raconte Miles Morgan. Dès 1915, Anne Morgan crée avec son amie Isabel Lathrop l’American Fund for French Wounded (AFFW), qui deviendra plus tard le Comité américain pour les régions dévastées (CARD). Leur premier objectif est de lever des fonds pour livrer du matériel sanitaire aux hôpitaux français et des colis aux soldats blessés. En 1916, Anne et Isabel décident de se rendre à Verdun, pour s’assurer que ces vivres sont bel et bien livrés.
© American Friends of Blérancourt
« C’est à ce moment qu’elles prennent conscience de l’horreur de la guerre », raconte Elaine Uzan Leary, ancienne directrice de l’association des Amis américains de Blérancourt, basée à New York. Anne Morgan rentre aux Etats-Unis, rencontre le médecin Anne Murray Dike, et le deuxième volet de leur action prend forme : l’aide aux populations civiles dans les villages de Picardie proches du front, à partir de 1917. Les deux femmes recrutent des volontaires américaines « devant parler français et savoir conduire une voiture » et prêtes à partir dans une zone en guerre. Dans les sept années qui suivent, 350 femmes volontaires se joindront à l’aventure.
Sur le terrain, leur base arrière sera le château de Blérancourt, ou plutôt ce qu’il en reste : des ruines. Les soldats français construisent sept baraques de bois autour du château, où elles s’installent. Leur premier objectif est d’améliorer la situation sanitaire et d’aider les habitants à se nourrir. Puis leurs missions progressent en fonction des besoins et des aléas de la guerre. Elles organisent la livraison de matériel de cuisine, de sabots, de lapins et de vaches de Normandie, afin de relancer la production laitière. Elles aident également les familles à se reloger et organisent des ateliers de formation à la couture et à la menuiserie destinés aux adolescents.
« Une campagne de relations publiques avant l’heure »
Si leur travail est interrompu par l’offensive allemande de 1918 et les oblige à quitter brièvement Blérancourt, elles reprennent de plus belle dès le départ des Allemands et poursuivent leur action bien après la signature de l’armistice, en novembre. A ce stade, le CARD a aidé quelque 2 300 personnes à se reloger ou à vivre en autosuffisance. Il ne s’arrêtera pas là. En 1920, le comité met encore en place des bibliothèques « roulantes » et ambulantes, que l’on découvre dans le film d’archives Life in the Zone rouge.
Ces images donnent la mesure de l’énergie de ces volontaires américaines, œuvrant dans une cinquantaine de villages de Picardie. On les aperçoit en jupes et chemisiers, empoignant des porcs pour les faire monter dans une camionnette avant d’aller les distribuer dans l’Aisne. Voilà encore des images de Françaises jouant au basket, témoignant des activités sportives organisées par le CARD. La valeur de ce film illustre leurs efforts de communication. Elles ont tout bonnement lancé une campagne de relations publiques avant l’heure ! Car si Anne puise dans sa fortune personnelle pour aider la France, la famille Morgan ne la laisse pas gérer à sa guise l’héritage de son père, décédé en 1913. Ces activités françaises sont donc aussi financées par les dons, qu’elle sollicite de son réseau new-yorkais et via le Colony Club. Elle a l’idée d’une newsletter, régulièrement envoyée aux donateurs. Puis des images des zones dévastées se mettent à circuler.
« Les gens aux Etats-Unis semblent être plus sensibles aux photographies qu’à tout autre chose, puisque rien de ce qu’on leur raconte ne peut rendre le véritable tableau », écrit-elle en 1918. En quête de fonds, elle va jusqu’à participer à l’organisation d’un match de boxe entre Benny Leonard et Richie Mitchell au Madison Square Garden, levant quelque 80 000 dollars. Anne Morgan poursuit ainsi ses efforts jusqu’en 1923, date à laquelle elle amorce un retrait progressif du CARD, laissant les structures créées entre les mains d’associations et de mairies françaises. En juillet 1924, Anne Morgan et Anne Murray Dike sont décorées de la Légion d’honneur.
De retour aux Etats-Unis, Anne Morgan n’oublie pas la France. A près de soixante-dix ans, elle réactive ses réseaux pendant la Deuxième Guerre mondiale, convainc l’ambassadeur allemand Otto Abetz d’épargner nombre de réfugiés français, organise des levées de fonds à New York et fait son possible pour acheminer des biens introuvables, comme des chaussures et du savon, dans les régions dévastées où œuvrent ses amies américaines. Anne Morgan revient en France en 1946, mais sa santé se détériore et il est temps pour elle de rentrer au pays, où elle meurt en 1952. Son courage, son entêtement diront certains, fascine et interroge à la fois. Anne Morgan était-elle en quête de sens ? Sûrement. « Elle était la ‘folle tata Anne’ pour la famille », se souvient Miles Morgan. Une femme hors norme, libre et résolument moderne.
Article publié dans le numéro de juillet-août 2014 de France-Amérique
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