Les Américains ne descendent pas plus des Indiens, Native Americans, que les Français ne descendent des Gaulois. Les deux nations sont en vérité métissées, et dans nos deux histoires parallèles, l’immigration fut et reste une composante essentielle de qui nous sommes.
Ce qui est admis aux Etats-Unis, et une composante de la saga nationale, l’est beaucoup moins ou pas du tout en France : ce sont les narrations qui nous distinguent, nos mythologies historiques, nos idéologies nationales, beaucoup plus que la réalité culturelle ou démographique. Bien que des Américains, ces temps-ci, ont tendance à l’occulter, on sait que 20% des citoyens des Etats-Unis sont nés ailleurs et que si l’on ajoutait les résidents sans papiers (undocumented), cette diversité des origines serait encore plus flagrante. On sait moins, en particulier en France, qu’un tiers des Français ont au moins un grand-parent né hors du pays. Autre point commun entre nos deux pays : l’immigration, quoique constante, n’a cessé de susciter des réticences, voire des violences.
Dès la fin du XVIIIe siècle, les aristocrates anglais de Virginie accueillaient sans enthousiasme les travailleurs allemands qui, par la suite, oseront épouser leurs filles. Le premier commentateur de cette nouvelle nation américaine, dans ses Lettres d’un fermier américain (1782), Saint-John-de-Crèvecœur [qui deviendra le premier représentant diplomatique de la France après l’indépendance des Etats-Unis], s’émerveillera de cette naissance d’une “nouvelle race américaine” qui mêlait des Anglais avec des Allemands et des Suédois. Qu’en dirait-il aujourd’hui ? On sait aussi comment les immigrant irlandais aux Etats-Unis, catholiques de surcroît, y furent accueillis sans enthousiasme au milieu du XIXe siècle. Suivirent des Italiens, des Juifs, des Russes. Les Chinois furent un moment interdits et les Japonais incarcérés. Inutile de rappeler que les Afro-Américains, bien qu’arrivés sur le territoire américain avant la plupart des Américains “blancs”, durent se battre plus d’un siècle avant que leur citoyenneté ne soit reconnue. La situation des Latino-Américains est tout aussi paradoxale puisque nombre d’entre eux étaient déjà présents avant que le Texas ou la Californie ne soient annexés par les Etats-Unis.
Alors, qu’est-ce qu’un Américain, sinon celui qui choisit de le devenir et qui adhère aux valeurs fondamentales des Etats-Unis ? Celles-ci sont suffisamment universelles pour que s’y reconnaissent un Bangladais, un Chinois ou un Ethiopien, un Chrétien, un Juif, un Bouddhiste ou un Musulman. Et dans le même temps, on n’empêchera jamais que les immigrés d’hier se méfient des immigrés du jour et de ceux de demain : la différence suscite toujours la méfiance et tout nouvel arrivant s’estimera toujours plus américain que son prochain. Ce sentiment est humain, mais il se dissipe à mesure que le dernier arrivé démontre, par son travail et son “acception” des normes culturelles du pays, qu’il a bien choisi de devenir américain. Dans le même temps, on ne peut nier que ce dernier arrivé transforme subtilement la civilisation américaine : il y instille ses mœurs, sa musique, sa langue, sa cuisine. C’est ainsi que l’Amérique reste à la fois immuable et changeante. C’est exactement ce qui se passe en France.
Les Italiens, les Portugais, les Polonais, les Espagnols, les Juifs ne furent, il y a un siècle, guère mieux reçus que les Arabes et les Africains aujourd’hui : ils suscitèrent des émeutes, de la xénophobie, des partis racistes. Qui niera maintenant que ces immigrants d’hier sont des composants incontestables de la civilisation française ? Mais les Arabes ? Seraient-ils “différents” parce que “musulmans” ? Retournons-nous vers le passé. Les Italiens au début du XXe siècle étaient perçus comme “noirs” et les Polonais, dans les années 1920, durent faire venir leurs propres prêtres parce que le clergé catholique français refusait de dire la messe pour ces “drôles de paroissiens”. A l’aune de la xénophobie, le Front national recourt aujourd’hui au même vocabulaire que la Ligue des patriotes, il y a un siècle, contre les immigrés juifs et italiens. L’hostilité envers les immigrants, en réalité, ne dépend pas tant de l’origine des derniers arrivés, ni de leur teint, ni de leur religion, que de la facilité qui leur est accordée ou non de s’intégrer par le travail et par l’école. L’économie américaine, parce qu’elle est plus dynamique que l’économie française, métamorphose vite un immigré en authentique Américain. L’école laisse à désirer, mais la diversité du système scolaire américain (charter schools, écoles confessionnelles) offre tout de même aux jeunes issus de l’immigration plus de chemins vers l’intégration que l’école française : celle-ci reste trop uniforme, trop insensible à la diversité et d’une laïcité qui frise l’intolérance. Les gouvernements peuvent-ils gérer ces flux migratoires pour trouver un juste équilibre (quel serait-il ?) entre les entrées, la capacité de les absorber, les réticences des résidents plus anciens ? Pas plus en théorie qu’en pratique, ni aux Etats-Unis, ni en France, les règles de l’immigration ne sont claires, ni acceptées, ni applicables. Une dynamique plus puissante que la loi, celle du marché, partout, l’emportera.
La montée du Sud, parce qu’il est pauvre et écrasé par la guerre ou des tyrannies, vers le Nord, l’Europe et les Etats-Unis est inexorable : aucun mur ne fera jamais obstacle à cette longue marche vers l’espérance. Français et Américains ne devraient-ils pas s’honorer d’attirer les pauvres du monde ? Le poème d’Emma Lazarus gravé sur le socle de la Statue de la Liberté, “Donnez- moi vos pauvres, vos extenués […] qui en rangs serrés aspirent à vivre libres” [une dédicace qui devait initialement être écrite par Victor Hugo mais il mourut trop tôt] est-il connu de tous les Américains ? Il est à craindre que même ceux dont les ancêtres passèrent par Ellis Island, l’ignorent. On cherchera vainement son équivalent en France où l’immigration n’est célébrée que dans un musée négligé de la Porte Dorée à Paris.
Il reste évidemment, à faciliter la cohabitation des anciens, dits “de souche” quand la souche est fraîche, avec ceux qui aspirent à les rejoindre. Ceci passe par une meilleure éducation, une meilleure connaissance de l’histoire nationale, mal connue aux Etats-Unis quand elle n’est pas ignorée en France. Ceci exige aussi une école mieux adaptée à la diversité des élèves, un marché du travail accueillant — ce qu’il n’est pas en France — voire la restauration d’un service militaire obligatoire, ou son équivalent civil, qui fut longtemps le foyer de l’intégration en France comme aux Etats-Unis. Et tout ne va pas si mal quand on observe que les Français les plus populaires s’appellent Gad Elmaleh, originaire du Maroc et Omar Sy, du Sénégal et de Mauritanie, que Nicolas Sarkozy est d’origine hongroise, Patrick Modiano juif et italien, et Barack Obama à moitié Kenyan. Français et Américains sont de plus en plus à l’image du monde, sans doute parce que nos deux pays sont ceux qui font le plus rêver le monde. Il conviendrait de s’en féliciter plutôt que de se barricader, inutilement, derrière une définition surannée de l’identité nationale.
Editorial publié dans le numéro de janvier 2015 de France-Amérique.
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