J’ai deux amours

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En 1903, mon oncle Kalmann Buch, âgé de quatorze ans, seul de sa famille, parvient à Ellis Island. Il fuit la misère qui ravage sa terre d’origine, la Galicie : à l’époque, province de l’Empire austro-hongrois, aujourd’hui en Pologne. Les officiers de l’immigration anglicisent son nom sans lui demander son avis, comme c’était alors l’usage : il devient Charles Bush. Sans relation avec de futurs présidents des États-Unis, cet oncle en Amérique qui ne fut pas un Oncle d’Amérique, mènera une vie modeste de peintre en bâtiment dans le quartier du Bronx à New York. Son fils tiendra un célèbre Delicatessen sur Grand Concourse, un commerce malheureusement disparu qui appartient au folklore new-yorkais. Son voisin s’appelait Isaac Bashevis Singer : il obtiendra le Prix Nobel de littérature mais dans le quartier, restera moins célèbre que mon cousin charcutier. Aux journalistes du monde entier qui souhaitaient l’interviewer, Bashevi Singer expliquait qu’il était facile a trouver : il suffisait de demander le voisin du charcutier. Trente ans plus tard, mes parents fuyant le régime nazi qui vient de s’emparer de l’Allemagne, tentent à leur tour de se réfugier aux États-Unis : en vain. Ils échoueront en France.

L’Amérique s’était refermée et n’ouvrit de nouveau ses portes en grand, mais pas pour tout le monde, qu’en 1964. C’est ainsi que faute de “remonter la Cinquième Avenue”, comme l’avait rêvé mon père, il se contenta de descendre les Champs-Élysées : ce qui n’était pas le pire destin pour un juif réfugié. Sauf de 1940 à 1944 lorsqu’il choisit de rejoindre la Résistance dans les Pyrénées pour échapper à la police de Vichy et à celle des Nazis. Mais j’ai toujours considéré être de mon devoir de réaliser le rêve inachevé de mon père : atteindre l’Amérique, cette terre promise.

Par bonheur, il est possible et légal de devenir Américain sans renoncer à sa nationalité française. Une double allégeance qui date du traité de reconnaissance des États-Unis d’Amérique, passé en 1778, entre Vergennes, ministre de Louis XVI et Benjamin Franklin, ambassadeur des insurgés américains. La Cour Suprême des États-Unis, en 1974, a reconnu ce droit à la double nationalité (Afroyim v. Rusk) et la République française l’admet. Il ne reste qu’à faire preuve d’une infinie patience, les Français devant céder leur tour aux Chinois, Indiens et Africains au nom du principe de diversité, afin que l’Amérique progressivement ressemble au monde. Qu’en penserait Saint John de Crèvecœur, qui dans ses Lettres d’un fermier américain publié en 1783, s’étonnait de la naissance d’une “race” américaine où des Anglais se mêlaient à des Allemands et des Suédois ?

Il nous aura fallu avec mon épouse, dix ans de démarches, dix ans à faire la queue, sans impatience, un avocat nous guidant comme des aveugles sans canne dans un labyrinthe bureaucratique, pour nous conduire du visa O1, réservé aux personnalités d’exception, à la carte verte qui n’est pas si verte que nous l’imaginions, jusqu’à l’examen ultime où un officier d’immigration me demanda combien la Constitution comptait d’amendements (Combien de citoyens le savent ? Mais eux sont déjà américains) et à mon épouse quelle était la capitale de l’État de New York ? Il s’en suivit la cérémonie du serment, au Palais de Justice de Manhattan où le juge Paul E. Davison dit exactement ce que nous voulions entendre : “Ne renoncez en rien à votre culture, mais enrichissez l’Amérique par votre contribution”. Nous devenions donc américains, totalement, en restant français, intégralement.

Entre notre nationalité française et notre citoyenneté américaine, aucune contradiction, aucun conflit mais l’enrichissement réciproque d’une double appartenance aux deux nations. À noter que la France est le seul grand pays d’Europe avec lequel les États-Unis ne sont jamais entrés en guerre : seule nous oppose une prétention conjointe à incarner des valeurs universelles et à vouloir les répandre. Qui se plaindra que nous soyons deux à proclamer les Droits de l’Homme quand bien même nos actes ne sont pas toujours à la mesure de nos discours ? Il va de soi que la rivalité suscite des chamailleries, de la représentation plus que de la querelle : il arrive aux Français d’être anti-américains, une posture intellectuelle sans conséquence, et aux Américains de rebaptiser Freedom fries après l’invasion de l’Irak en 2003 les frites (French fries) initialement popularisées aux États-Unis par Thomas Jefferson. Querelle d’amoureux ?

Et au juge Paul E. Davison, qui me demanda pourquoi j’avais choisi d’ajouter la citoyenneté américaine à ma nationalité française, je racontai brièvement notre odyssée familiale. “Vous l’avez donc fait pour votre père”, dit-il. Il avait tout compris. Français et Américain, voici atteint le but du voyage et le début d’une nouvelle aventure car le flirt des cultures est le salut de l’humanité. Tel est évidemment le sens profond de la chanson de Joséphine Baker, “J’ai deux amours (mon pays et Paris)”, dont j’ai emprunté le titre.

Article publié dans le numéro de février 2016 de France-Amérique.