“A Paris, un restaurant peut avoir du succès, mais ne pas gagner d’argent. A New York, l’un ne va pas sans l’autre“. C’est avec une pointe de regret que le jeune chef Daniel Rose dresse ce constat. Originaire de Chicago, amoureux de la France et de sa cuisine, il est un des rares américains à ne pas être retourné aux Etats-Unis après un apprentissage en France, à l’institut Bocuse. En 2006, il a ouvert Spring, un établissement haut de gamme à deux pas du Louvre. En contact avec des chefs retournés au pays, il reconnaît que ces derniers gagnent mieux leur vie, à travail égal.
De la brasserie Paul Bert dans le XIe arrondissement, au Comptoir du Relais dans le VIe arrondissement, les adresses bon marché ne manquent pas, mais sont plus difficiles à dénicher. “Aujourd’hui, quand j’écris sur les restaurants parisiens, je dois manger dans trois restaurants pour en recommander un“, regrette le critique gastronomique du New York Times Mark Bittman. À Paris depuis 16 ans, Daniel Rose ne prête plus attention aux articles annonçant régulièrement le déclin de la cuisine française. Cet été, le New York Times et Time Magazine ont encore pris en grippe la gastronomie française, affirmant que les nouvelles réglementations d’étiquetage du label “fait maison” sur la carte n’auraient pas d’influence sur la baisse de qualité générale. “J’habite à Paris depuis seize ans et j’ai toujours connu des mauvais restaurants ! Je ne suis pas sûr que dans les années 90, la cuisine était toujours excellente lorsqu’on mangeait dans un bistro choisi au hasard. Mais il est vrai que les restaurants moyens d’autrefois sont devenus médiocres. Par contre, les très bons restaurant sont toujours là“. Plutôt que d’accabler les restaurateurs français, Daniel Rose affirme que pour comprendre cette baisse de qualité dans les petits bistros et brasseries de quartier, une analyse globale de l’économie du pays, de l’état du marché du travail et du portefeuille des clients est nécessaire.
La France, un terroir exceptionnel mais onéreux
Pour les quatre plats chauds de sa carte, Daniel Rose s’adresse à seize fournisseurs différents, des producteurs locaux avec qui il essaie de maintenir une bonne relation. Ce travail en amont de la préparation se ressent sur la carte. Son restaurant Spring ne propose qu’un menu prix fixe à 84 euros. “Je dépense 450 000 euros par an en achats de nourriture. Une brasserie qui a beaucoup de couverts n’a pas le temps ni l’argent pour s’adresser à autant de fournisseurs différents“, affirme-t-il. Les grosses brasseries qui souhaitent garder des prix raisonnables sur leur carte s’adressent à un seul et même gros fournisseur qui propose un prix global avantageux au restaurateur. Dans la livraison, des aliments de qualité, mais aussi d’autres produits moins bons, permettant au producteur d’écouler ses invendus. Pour ne pas avoir de manque à gagner, le restaurant n’a d’autres choix que d’utiliser ces produits de qualité inférieure. Même fonctionnement sur le café et le vin, explique Daniel Rose. “Les brasseries qui font beaucoup de volume s’adressent à un fournisseur unique comme Richard, qui leur fait un prix à 4,50€ la bouteille. A ce prix-là, on n’a pas un vin excellent“.
Pour autant, chefs américains et français s’accordent à le dire : les meilleurs produits sont encore en France. “On a jamais eu d’aussi bons canards qu’aujourd’hui en France !“, s’exalte Daniel Rose. “On est béni avec le terroir français, le fromage, la volaille…” Les Etats-Unis, eux, rattrapent leur retard sur la qualité et la traçabilité des aliments. Il est plus facile aujourd’hui qu’il y a vingt ans de trouver de bons produits laitiers, des légumes et des fruits de producteurs locaux, et de la viande sans hormones. Le client de New York, Miami ou San Francisco d’aujourd’hui est attaché à l’origine des ingrédients dans son assiette.
Contrairement à ce que laissent penser les différents articles de presse américains, les chefs français sont eux aussi attachés à la nourriture qu’ils servent. “Depuis toujours, les chefs français sont fiers du terroir du pays. Affirmer que les restaurateurs français sont paresseux et ne recherchent plus les bons produits est une erreur. C’est une question de coût, pas de motivation“, rétorque Daniel Rose.
Coût du personnel, impôts, droit du travail : deux économies différentes
“À travail égal, on gagne mieux sa vie aux Etats-Unis qu’en France“, assure Olivier Desaintmartin, propriétaire d’un restaurant à Philadelphie depuis 2003. Une analyse partagée des deux côtés de l’Atlantique. “Tu peux être chef ou propriétaire de brasserie à New York et bien gagner ta vie, devenir entrepreneur, poursuit Daniel Rose. Si j’avais un restaurant similaire à New York, je dégagerais une marge plus importante“. Dans la restauration, la question du coût du travail est centrale. Olivier Desaintmartin explique qu’en fin d’année, il n’est jamais taxé sur les revenus de son établissement à plus de 30%. “On peut même descendre dans les 20%, sans frauder, mais en étudiant le système“. D’importants crédits d’impôts sur les bénéfices sont disponibles pour un restaurateur qui investit dans un nouvel établissement. Ce qui explique en partie pourquoi certains chefs américains et français possèdent jusqu’à dix adresses aux Etats-Unis.
En France, un restaurateur pourra difficilement payer moins de 35% d’impôts sur les revenus générés par son établissement durant l’année. La différence est aussi frappante sur le coût du personnel, qui pour Daniel Rose représente environ 40% du chiffre d’affaires dans son restaurant parisien. Aux Etats-Unis, les salaires comptent pour 15% à 25% du chiffre d’affaires.
“A Spring, nous n’avons un service que le soir. Comme nous essayons de proposer des produits frais à un prix décent, nous n’avons pas vraiment les moyens de faire un deuxième service le midi, avec une autre équipe. Il est impossible en France de faire tourner une brasserie avec 100 couverts et une carte étendue sans avoir recours à du surgelé ou faire appel à une équipe de vingt cuisiniers !”
Prudent de ne pas tomber dans le French-bashing dans lequel se complaisent parfois les critiques gastronomiques américains, Daniel Rose rappelle que les coûts du personnel sont en partie compensés par les prix des loyers commerciaux, plus chers dans les grandes villes américaines qu’à Paris, Lyon ou Marseille. Les conditions de vie des chefs dans les deux pays ne sont pas non plus les mêmes. “J’ai cinq semaines de congés payés, une retraite satisfaisante, une assurance. Je n’aurais rien de tout ça aux Etats-Unis. Mais il est vrai que, parfois, j’aimerais augmenter un employé quand il le mérite. Mais c’est impossible, il y a trop de charges sur les salaires“.
Expatrié aux Etats-Unis depuis une trentaine d’années, Olivier Desaintmartin affirme, avec une pointe de nostalgie, qu’un chef français peut avoir un réel plaisir dans son métier et malgré tout partir en vacances au ski l’hiver et à la plage l’été. “Je travaille 80 heures par semaine. Si je pouvais ouvrir 8 jours sur 7, je le ferais ! Un restaurateur français gagne généralement moins bien sa vie mais son style de vie est enviable par rapport à celui des Américains“.
Aux Etats-Unis, la loi permet aux propriétaires de restaurants de payer à l’heure le personnel, quand les salariés dans la restauration en France sont pour la plupart aux 35 heures. “Des serveurs peuvent bien travailler 20 heures une semaine et 60 heures la suivante. Ça peut être dans leur intérêt si ce n’est pas trop aléatoire. Comme ils sont payés au pourboire en plus d’un petit salaire fixe, ils sont souvent demandeurs de journées longues“, affirme Stephan Jauslin, propriétaire de Cantine Parisienne, un bistro dans le quartier NoliTa, à New York. “Pouvoir faire varier le nombre d’heures du personnel, c’est pratique et rentable. Ça permet au restaurant d’être ouvert sept jours sur sept. C’est une mesure qui pourrait aider la profession en France. Mais ce n’est pas dans les mentalités. Ça ne se fera jamais“. Si autoriser des horaires aléatoires sans obligation d’un minimum d’heures paraît impossible en France, mettre fin aux 35 heures dans le domaine de la restauration est un sempiternel débat. En 2004, un amendement UMP avait tenté de rétablir les 39 heures dans l’hôtellerie-restauration. Mais le projet avait été annulé par le Conseil d’État. Il n’est pas impossible de travailler plus de 35 heures en France. Dans la restauration, un salarié peut travailler jusqu’à 380 heures supplémentaires par an, mais le coût de ces heures en plus dissuadent généralement les restaurateurs.
Les charges financières responsables de la baisse de qualité
“Si on veut un bistro avec des bons produits en France, on se heurte au coût de la matière première“, affirme Olivier Desaintmartin, le chef français du bistro parisien Caribou Café. “Les produits frais coûtent de plus en plus cher, et le restaurateur est obligé d’augmenter le prix de sa carte. Si vous êtes installé avenue Victor Hugo ou avenue Montaigne à Paris, vous pouvez élever les prix car la clientèle continuera à venir. Ailleurs c’est plus difficile“. En conséquence, les restaurants qui n’augmentent pas le prix de leur carte ont recours à des produits de qualité moindre, voire à des surgelés et des produits industriels.
Selon une étude de Synhorcat, le Syndicat national des hôteliers, restaurateurs, cafetiers et traiteurs, 31% des chefs utiliseraient des produits industriels. Pour Alain Ducasse, instigateur du label “fait maison“, ils seraient en réalité 80 à 90%. “Si une brasserie commence à proposer des produits frais, ses prix vont devenir exorbitants et la plupart des Parisiens ne pourront plus se l’offrir“, affirme Daniel Rose. Selon lui, il n’est pas étonnant que les Parisiens souhaitant manger à moins de 8,50€ – afin que leur repas soit remboursé par les tickets restos donnés par les employeurs – aient du mal à trouver un bon restaurant dans ces prix.”Il faut accepter de dépenser plus qu’il y a vingt ans pour bien manger. Ce ne serait pas un problème si le salaire moyen avait aussi augmenté, mais ce n’est pas le cas en France“, poursuit le chef américain.
Le portefeuille du client conduit de nombreux chefs à venir s’installer à New York, quitte à payer un loyer plus cher qu’à Paris et prendre de plus gros risques lors de l’ouverture. “Seul 10% de la population française gagne plus de 4 000 euros par mois, c’est très peu. La classe moyenne n’a plus les moyens d’aller dans une bonne brasserie. Pour un New-Yorkais ou un habitant d’une grande ville américaine, les restaurants sont à des prix plus abordables par rapport à leur niveau de vie“, explique Daniel Rose.
Stephan Jauslin a ouvert en 2013 un bistro moderne dans le quartier de NoLiTa, Cantine Parisienne, trois ans après avoir lancé avec succès le restaurant Tartinery. “Beaucoup de nos clients ne regardent pas s’ils dépensent $20 ou $35, affirme-t-il. C’est une grande différence que je vois avec la France“. Non seulement la classe moyenne des grandes villes américaines a plus d’argent, mais elle le dépense plus facilement dans les restaurants. “C’est aussi une question de culture. Leurs cuisines sont souvent toutes petites, et ils l’utilisent moins“, poursuit-il. Les Américains sont peu nombreux à s’accorder une heure pour se préparer un bon repas équilibré, qui n’aurait rien à envier aux plats d’une brasserie. Alors, au restaurant, les New-Yorkais ou les San Franciscains sont plus prompts que les Français à dépenser $16 pour déguster un bon steak.
Là où les restaurants français n’ont qu’un seul service, entre 19h30 et 21h30, les restaurants américains ont généralement trois services par soir. “Pour caricaturer, on a vers 18h30 la clientèle qui sort du travail et beaucoup de touristes asiatiques, puis les familles et les couples vers 20h, et le soir, à partir de 21h30, les Européens. On fait plus de volume à New York que n’importe quel restaurant à Paris avec le même nombre de tables“. Plus de volume, donc plus de profits et la possibilité de faire des plus petites marges sur chaque assiette. Un cercle vertueux qui explique que certains plats traditionnels français coûtent moins chers à New York qu’à Paris, alors que dans la capitale française chaque plat doit être rentabilisé sur un seul service.
La restauration – comme beaucoup d’autres activités du secteur tertiaire – est tributaire de la situation économique du pays et du porte-monnaie de la classe moyenne. Si la gastronomie française n’est pas en déclin, elle est aujourd’hui moins facile d’accès pour une grande partie de la population française. La France n’a plus le monopole de l’art culinaire, mais son terroir et son histoire en font toujours un pays d’accueil pour les étudiants en cuisine du monde entier, et pour de nombreux grands chefs. Stephan Jauslin conclut : “les profits des restaurants français à succès sont à des années lumières des établissements américains respectés. Mais ça ne suffira pas à donner à la tomate américaine le goût de la tomate française !“.[:]