En France, au début des années 70, l’islam était absent du débat sur l’intégration des minorités ethniques, quand se produisirent dans la banlieue industrielle lyonnaise les premières rixes entre jeunes Arabes et policiers. L’emprisonnement des délinquants, puis leur expulsion au Maghreb, débouchèrent sur la première manifestation collective des jeunes franco-arabes en 1983, initiée par les Chrétiens de Lyon. De Marseille à Paris, la Marche pour l’Égalité et contre le Racisme (1) était copiée sur celle de Martin Luther King et du mouvement des Droits civiques américains. Elle démontrait une volonté d’intégration en France : on y est, on y reste ! Les jeunes pensaient que par l’action politique, ils allaient faire leur place. Ils découvraient l’action non violente et la citoyenneté. Hélas, la Marche a été récupérée par les idéologues, spoliant ces jeunes de leur propre histoire. Le chômage frappa durement, et le changement tant espéré ne vint pas. Les conflits avec les forces de l’ordre devinrent réguliers. L’exclusion sociale s’accéléra, de même que la stigmatisation des quartiers de concentration d’immigrés. Les jeunes se sentirent de moins en moins français.
L’appartheid des banlieues
C’est à ce moment que les religieux musulmans prosélytes ont commencé à leur proposer le recours à une « famille originelle », l’islam. Un basculement s’est alors opéré. L’islam, parfois découvert en prison, a pris ses quartiers dans les cités. Il offrait à des jeunes d’origine maghrébine une force individuelle et collective, une bouée de secours dans la République des vaines incantations, qui vivait sur ses mythes, liberté, égalité, fraternité, tout en cachant les dégâts provoqués par l’exclusion sociale, économique et spatiale de millions de familles immigrées depuis deux générations. En janvier 2015, après les attentats contre Charlie Hebdo, le Premier ministre regrettait lui-même que la France ait laissé se développer un apartheid social, économique et territorial.
L’islam fut un recours salutaire pour beaucoup, mais pas pour tous. En 1995, Khaled Kelkal–l’un des responsables des attentats à la bombe de 1995 en France (attribués au Groupe islamique armé algérien, GIA)–était abattu par la police à Lyon. Sa mort inaugurait un redoutable tournant. L’opinion publique découvrait qu’un jeune Français anonyme pouvait muer de simple délinquant en terroriste islamiste. La stupeur et l’effroi s’installèrent dans les esprits. Ils n’en sont jamais sortis. Dans un contexte d’enfermement exacerbé par le racisme et les injustices, des jeunes entassés dans ces cités, sans perspective, se libéraient par l’explosion, le happening meurtrier. Kelkal s’était “remis dans la religion” afin de retrouver l’estime de soi. Il en est mort.
Aux Etats-Unis, dans les années 60, on retrouve le même cheminement chez Malcolm X lors de sa rencontre en prison avec The Nation Of Islam (2). Le leader musulman imaginait des États noirs séparés des Blancs, contrairement à Khaled Kelkal qui vou- lait détruire la France où il n’avait pas trouvé de re- connaissance sociale. À cette époque, l’islam commença à être utilisé comme porte-identité contre la société d’exclusion, parce que les jeunes savaient qu’il inquiétait. Ils l’ont brandi comme étendard de leur nouvelle identité, provocatrice, en même temps qu’ils cherchaient à isoler leurs quartiers du reste de la ville : “ici, on est chez nous !”, empêchant les forces de l’ordre d’y entrer.
“Noirs américains” et “Franco-musulmans” : même combat ?
L’histoire des minorités en France mime ainsi celle des Etats-Unis. Mêmes causes, mêmes effets. Les Français musulmans sont aujourd’hui surreprésentés dans les prisons françaises : ils constituent 15% de la population totale, mais 50% de la population carcérale. Comme aux Etats-Unis où les African-Americans représentent aussi près de 15% de la population totale et 50% de la population carcérale.
Si les années 90 furent parsemées de violence, en 2005, les émeutes inédites des cités marquèrent un autre virage. Le 27 octobre 2005, deux jeunes Arabes poursuivis par des policiers, Zyed Benna et Bouna Traoré, meurent électrocutés dans un transformateur EDF où ils s’étaient réfugiés à Clichy-sous-Bois, en banlieue parisienne. Le lendemain éclatent des émeutes qui vont embraser durant trois semaines les banlieues. Le gouvernement Villepin décrètera le couvre-feu. À Ferguson en 2014, la mort de Michael Brown, un Afro-Américain de 18 ans abattu par la police, entraîne des émeutes aboutissant à la déclaration de l’état d’urgence et d’un couvre-feu. À Los Angeles, il y a cinquante ans, en août 1965, après une altercation avec des policiers, les émeutes raciales avaient éclaté dans le quartier noir de Watts pendant six jours. Elles firent 35 morts, plus de 1 100 blessés et des dizaines de millions de dollars de dégâts. Les années suivantes, d’autres grandes villes, Cleveland, San Francisco, Chicago… avaient été le théâtre des mêmes violences. À Detroit, en juillet 1967, elles firent 43 morts, près de 1 200 blessés et encore des dizaines de millions de dollars de dégâts.
La France risque-t-elle de basculer dans des violences similaires ? Les émeutes urbaines de 2005, consécutives à la mort de Zyed et Bouna, étaient-elles les prémisses de la grande explosion ? En tout cas, aux yeux du monde, elles démontraient l’échec de la France quant à l’intégration de ses minorités, mais signalaient aussi un vide inquiétant : beaucoup de jeunes des cités ne réclamaient plus l’intégration. Ni rien du tout. Désabusés, ils n’avaient plus rien à perdre dans la société. Ils cassaient, brûlaient, provoquaient pour faire peur au système, par l’évènement spectaculaire et tragique.
L’islam en réponse à la fracture identitaire
Dans les années 60, à Harlem, l’écrivain James Baldwin, observant la montée en puissance des Black Muslims fut impressionné par un phénomène : “Deux choses m’amenèrent cependant à prêter plus d’attention aux musulmans noirs. L’une était l’attitude de la police… ces policiers ne faisaient rien. Manifestement, ce n’est pas parce qu’ils étaient gagnés par des sentiments humanitaires mais parce qu’ils avaient reçu des instructions et qu’ils avaient peur.” En outre, il ajoutait : “Le comportement de la foule, son recueillement, fut l’autre facteur qui m’obligea à remettre en cause mon opinion des orateurs et de leur message… ils semblaient profondément convaincus et leurs auditeurs levaient vers eux des visages sur lesquels on lisait une sorte d’espoir intelligent : leur attitude n’était pas celle de gens qu’on console ou qu’on drogue, mais celle de gens en train de recevoir une secousse”. (3)
Durant la lutte pour les Droit Civiques, les Noirs américains étaient attentifs à ce nouveau langage : celui de leur dignité, de la fierté. Say it loud, I’m black and I am proud! En France, le scénario fut exactement le même. I’m muslim, don’t panic!
Dans Chien Blanc, Romain Gary écrivait en 1968 : “Le plus grand problème des Noirs américains est le mépris et la haine qu’inspire souvent le Noir au Noir lui-même, et qui n’est évidemment qu’une forme de la haine pour sa condition” (4). On pourrait remplacer les mots “Noirs américains” par “Franco- musulmans” de France, l’analyse resterait pertinente, car en effet en France aussi la haine de soi fait école. Plus l’islam est attaqué dans l’espace public, plus se développe une auto-dévalorisation chez une partie des musulmans, un désir de ne pas être assimilé aux exactions commises par des “semblables”. Chaque attentat, chaque agression, meurtre, assassinat, nourrit un syndrome de la “culpabilité par association”. On a peur que les coupables soient des gens de chez nous ! Les minorités victimes de discriminations, en tant que “communauté”, endossent parfois la responsabilité du malheur qui les frappe, pour payer ensemble le fardeau des origines.
De toute façon, elles ne peuvent plus guère se plaindre des discriminations qui les affectent, car la majorité ne supporte plus le mot “racisme”, les accuse même de racisme anti-Blancs et récuse toute idée de “repentance”, de “dette coloniale”, l’équivalent de la “dette raciale” aux Etats-Unis.
De la même manière, les Américains se détournent de l’Affirmative action. Voilà pourquoi les termes égalité des chances, discrimination positive, comptage ethnique… sont rejetés par la majorité qui pense qu’ils profitent essentiellement aux minorités, considérées comme des “parasites sociaux”. Les appareils politiques ne veulent pas de ces mesures qu’ils associent, non sans ironie, au “communautarisme anglo-saxon”.
Le mauvais procès de la discrimination positive
J’ai vécu cette réalité alors que j’étais ministre de la Promotion de l’égalité des chances de 2005 à 2007. Des voix moqueuses me nommaient “le ministre des Arabes”. Cette expérience m’a persuadé que tous les changements améliorant le sort des minorités ne passeront pas par le politique, mais par l’économique. Le développement de la Charte de la Diversité, du Label Diversité (5) dans l’entreprise participe de cette dynamique d’encouragement aux bonnes pratiques de recrutement des minorités dans le marché de l’emploi. Je sais aussi qu’en politique, tous les ministres qui sont passés après moi dans l’arène ont connu des difficultés liées à leur origine. Ils ont été (et sont encore) la cible d’attaques racistes… On alimente des rumeurs contre eux, on les soupçonne de défendre l’islamisme, d’avoir été privilégiés par la “discrimination positive”… L’actuelle ministre du Travail, Myriam El Khomri, d’origine marocaine, déclarait en novembre 2015 : “[…] on a quand même un problème dans notre pays, c’est que le nom ou la couleur de peau restent des marqueurs extrêmement importants. J’en ai marre de venir sur des plateaux pour me justifier que je suis Française… Sincèrement, regardez comment est la société française. J’en ai marre de devoir me justifier sur mes origines.” (6)
En 2015, les attentats de Charlie Hebdo et ceux de ce 13 novembre ont sonné le glas d’une république égalitaire et fraternelle. La France, qui a navigué à vue depuis plus de cinquante ans, doit maintenant sortir des incantations pour préparer la construction pragmatique de l’égalité réelle, une politique globale, cohérente, mesurable, évaluable–ethnic monitoring–, un instrument indispensable de l’égalité réelle. Il faut s’y engager.
Il faut aussi instaurer le vote obligatoire. Les Français musulmans, qui votent très peu, servent de boucs émissaires à des discours politiques surfant sur la peur en prétendant vouloir sauver la “race blanche et judéo-chrétienne” de l’invasion islamique…
Aux Etats-Unis, en 2008, Colin Powell avait prévenu des risques de cette stratégie lors de la présidentielle, ainsi que John Lewis, un élu noir du Congrès, une figure de la lutte pour les droits civiques des années 60, qui reprochait ouvertement à John McCain d’inciter à la haine raciale contre Obama. “Le camp républicain sème les graines de la haine et de la division. McCain et Sarah Palin jouent avec le feu et, s’ils n’y prennent pas garde, ce feu va tous nous dévorer”, avait-il averti, comparant le candidat républicain au gouverneur ségrégationniste d’Alabama George Wallace des années 60.
Aujourd’hui, on compte seulement 2 députés Franco-maghrébins à l’Assemblée nationale sur 577 et 5 maires de commune sur 36 000 ! Il faut changer cela. De nos jours, on dit encore qu’il y aurait 5 millions de musulmans en France, comme dans les années 70. Les Maghrébins seraient plutôt 10 millions, et si on leur ajoute les Sénégalais, Maliens, Turcs… on arrive à 12 ou 15 millions de musulmans, invisibles dans les statistiques nationales. Si tous étaient dans l’obligation de voter, cela bouleverserait l’échiquier politique. Les discours haineux, peureux et racistes en seraient atténués. Aujourd’hui, la France est en état d’urgence. Alors que l’élection présidentielle de 2017 approche, à hauts risques, elle doit passer des paroles aux actes, en ce qui concerne sa diversité. Et les Américains peuvent lui apporter beaucoup de leur longue, riche et douloureuse expérience en la matière.
(1) En 1983, la Marche pour l’Égalité et contre le Racisme a réuni 32 marcheurs au départ de Marseille le 15 octobre, et 100 000 à leur arrivée à Paris le 3 décembre. Reçus à l’Élysée par François Mitterrand, les marcheurs ont obtenu la carte de séjour de dix ans. Leurs autres revendications, comme le droit de vote pour les étrangers, ont été ignorées.
(2) Malcolm X, The final speeches, February 1965, Pathfinder, New York, 1992.
(3) James Baldwin, The fire next time (La prochaine fois, le feu), 1963.
(4) Romain Gary, White Dog (Chien Blanc), 1970.
(5) Le Label Diversité est un document moral, sans valeur contraignante, engageant l’entreprise signataire à “refléter la diversité de la société française” et à “respecter et promouvoir l’application du principe de non-discrimination”.
(6) Le Parisien, Delphine Perez, Dimanche 8 novembre 2015.
Article publié dans le numéro de janvier 2016 de France-Amérique.[:]