Prétendre que les Etats-Unis sont devenus “populistes”, que la démocratie et la Constitution y sont menacées, est très excessif. Comme l’a dit le journaliste satirique américain Jon Stewart, “nous sommes toujours dans le même pays”.
Les commentateurs qui, souvent, pensent tous ensemble la même chose et se lisent les uns les autres par-delà les frontières, dénoncent tous, ces temps-ci, l’irrésistible ascension du “populisme”. La comparaison avec les années 1930 leur vient trop vite sous la plume et chacun laisse présager une guerre civile qui annulerait soixante-dix ans de paix et de coopération internationales. Mais la prophétie est un genre littéraire aléatoire, surtout lorsqu’il s’agit de l’avenir. L’avenir, de surcroît, ressemble rarement au passé. Et à force de jouer les Cassandre, on oublie les circonstances particulières qui, autant que les généralisations grandioses, expliquent des populismes mais pas le populisme.
Peut-on vraiment ranger dans la même case la victoire de Donald Trump, le Brexit, le référendum italien sur la réforme de la Constitution et les élections présidentielles autrichiennes ? Dans tous ces cas, il est vrai, l’hostilité à l’immigration et à la mondialisation aura cimenté l’union des droites dites populistes. Il est vrai aussi, pour reprendre une observation de José Ortega y Gasset (La révolte des masses, 1929), que ces populistes “n’essaient pas de donner des raisons, ou d’expliquer qu’ils ont raison, mais sont seulement résolus à imposer leurs opinions ; ils réclament le droit d’avoir tort, de ne pas être rationnels, la raison de la déraison”. Le philosophe ajoutait que le populiste, cet “homme nouveau”, n’appartient à aucune classe sociale particulière, rejetant par là tout déterminisme de type marxiste. Il y a du vrai chez Ortega y Gasset, aujourd’hui encore, mais, me semble-t-il, avec des nuances essentielles selon les pays.
Le vote britannique s’explique en grande partie par la protestation des oubliés de la mondialisation contre ses bénéficiaires. Les populistes des Midlands aimeraient bien partager les profits de la prospérité britannique plus qu’ils ne proposent un nouveau modèle économique. Les Autrichiens ? Ceux qui ont soutenu le candidat du mal nommé Parti de la liberté protestaient contre la corruption des deux partis socialiste et démocrate-chrétien, complices qui se partagent le pouvoir depuis un demi-siècle. Le succès de Trump ? Il coïncide avec celui du Brexit. L’Amérique du milieu, désindustrialisée, s’insurge contre l’Amérique prospère et mondialisée, tout comme l’Angleterre du milieu contre Londres, métropole financière et cosmopolite. Mais les populistes américains restent minoritaires : 45% des Américains n’ont pas voté, considérant que le président a peu d’influence sur leur existence, et l’on sait que Hillary Clinton a nettement dépassé le score de Trump, élu grâce à la complexité du système électoral. Prétendre que les Etats-Unis sont devenus “populistes”, que la démocratie et la Constitution y sont menacées, est très excessif. Comme l’a dit le journaliste satirique américain Jon Stewart, “nous sommes toujours dans le même pays”. En Italie ? L’échec du référendum constitutionnel voulu par Matteo Renzi est avant tout l’échec de Renzi, devenu quelque peu mégalomane : les Italiens se méfient des “hommes forts”. Ils ne veulent pas un nouveau Berlusconi et certainement pas un Mussolini bis. Et en France, l’échec du Front national aux élections de 2017 paraît plus que certain depuis qu’un candidat libéral et conservateur, François Fillon, est devenu le champion de la droite. L’adversaire le plus dangereux pour le populisme n’est-il pas le libéralisme, partisan de la société ouverte, plutôt que le socialisme ?
Ce qui m’incite à souligner une distinction fondamentale entre le populisme des années 1930 et ce qui, en ce moment, en tient lieu. Le fascisme de naguère fut une réponse au communisme. Deux populismes s’affrontaient, l’un et l’autre répondant justement à la définition de “l’homme nouveau” par Ortega y Gasset. Aucun des deux ne serait parvenu à mobiliser les masses s’il n’avait pu se définir par contraste avec un ennemi. Rien de tel aujourd’hui, bien au contraire : la progression, indéniable, des nouveaux populismes en Europe et en Amérique du Nord s’explique par la faiblesse des adversaires. Les rationalistes de droite et de gauche, favorables à l’Europe, aux échanges culturels et économiques internationaux, se taisent, comme s’ils n’avaient rien à dire. Ils tolèrent sans trop réagir que les fausses nouvelles soient abondamment diffusées via les réseaux (a)sociaux de type Facebook, sans sanction légale. Les néo-populistes nous font entrer dans l’ère de la post-vérité, où l’opinion l’emporte sur les faits sans que les rationalistes ne bougent. Les néo-populistes laissent croire que le référendum est la forme ultime de la démocratie, alors qu’elle est un dévoiement de celle-ci ; la démocratie authentique fut historiquement et sagement fondée sur la représentation parlementaire et l’équilibre des pouvoirs pour se garder des emportements démagogiques. Il faudrait s’en souvenir et y revenir.
Le néo-populiste est un voleur dans une maison vide ; je tiens donc les tenants de la société ouverte, de droite comme de gauche, pour coupables aussi longtemps qu’ils resteront à ce point trop discrets.