Pour comprendre la rage qui anime ces mouvements contre l’Occident et plus encore, les uns contre les autres, et les Sunnites contre les Chiites, il convient de remonter à 1924, année de la suppression du califat par le premier président turc, Mustafa Kemal. Depuis le temps de Mahomet, les musulmans, bien que dispersés en des milliers de sectes, se reconnaissaient un chef suprême, le calife qui, pendant cinq siècles, fut le sultan ottoman. Ce calife était plus ou moins légitime pour des musulmans si divisés entre eux, mais il incarnait un espoir, celui du retour à l’âge d’or du prophète, une sorte de messianisme qui anime les combattants djihadistes d’aujourd’hui. Le calife était aussi le protecteur des lieux saints, la Mecque, Médine et Jérusalem, en garantissant l’accès à tous les musulmans. Si la monarchie saoudienne est tant jalouse ou haïe par les musulmans d’ailleurs, c’est essentiellement parce que cette dynastie s’est emparée des lieux saints. Pour mémoire, le véritable combat d’Oussama ben Laden était la reconquête de ces lieux saints—il ne s’attaqua aux Etats-Unis que par ricochet, dans la mesure où les Américains soutiennent la dynastie saoudienne. Ce rappel historique et théologique n’a pour objet que de rappeler la vanité d’une intervention occidentale dans cette querelle séculaire : il surgira incessamment de nouveaux candidats au califat.
Au mieux, les Occidentaux parviendront à contenir les effets indirects sur nous-mêmes, les éclaboussures sanglantes de cette guerre sainte en Islam. L’autre guerre à mener, chez nous, longue et difficile mais qui peut être gagnée et garantir notre sécurité, est la suppression des réservoirs de militants djihadistes qui, légalement, sont nos concitoyens. Mais à Paris, Bruxelles, Rome, Madrid, Detroit ou Genève, ils se perçoivent comme des citoyens de seconde zone et, admettons-le, sont souvent considérés comme des demi-citoyens. Ne nous étonnons pas que les terroristes se recrutent parmi eux : nul besoin de les faire venir de Syrie. Depuis quarante ans, Paris et Bruxelles étant malheureusement exemplaires, des politiques erronées dans nos pays ont laissé se constituer des quasi-nations non intégrées aux marges de nos capitales.
Trois erreurs majeures ont été commises par tous les gouvernements, droite et gauche confondues. La première fut de construire des ensembles de logements dits sociaux, en location, ce qui a inévitablement conduit à des regroupements ethniquement homogènes et uniformément pauvres. Aux Etats-Unis, la même erreur avait été commise au détriment des Afro-Américains. Il aurait fallu encourager l’accès à la propriété pour “embourgeoiser” ces enfants et petits-enfants de l’immigration. Le logement social en location a conduit à la reproduction de la marginalisation. La seconde erreur fut de mener des politiques de l’emploi favorables à ceux qui ont déjà un emploi ou disposent du capital social, éducatif et familial pour en trouver un. Pour tous les autres, le salaire minimum obligatoire par exemple, ou la rigidité du marché de l’emploi ont dissuadé les employeurs de recruter les jeunes issus de l’immigration. Les parents immigrés, eux non violents, étaient venus avec un contrat de travail en poche. La troisième erreur aura été de ne pas prendre acte des conséquences désastreuses de ces politiques du logement social et de l’emploi rigide, mais d’en tolérer les effets : la création de vastes territoires de lumpenprolétariat dont, progressivement, la police, les écoles, les services médicaux et les entreprises se sont retirés.
Aussi longtemps que ces erreurs de politique intérieure ne seront pas reconnues et que la guerre contre nos idées fausses ne sera pas engagée pour plusieurs années, les candidats au djihad seront à nos portes.
J’ajouterai, particulièrement pour un pays laïc comme la France, que l’interdiction croissante de pratiquer l’Islam, au nom de notre laïcité, intolérante, est une erreur de plus. Si on ne peut pas être musulman en Europe, on devient musulman contre l’Europe. Evidemment, il est plus tentant pour tout chef d’Etat de se poser en chef de guerre. C’est aussi ce qu’attendent les peuples qui crient vengeance. Mais à se tromper de guerre, on n’obtient pas la paix.