Stanley Hoffmann, libre d’esprit

En hommage à Stanley Hoffmann, universitaire franco-américain, décédé le 13 septembre, nous publions son portrait, extrait des archives du magazine (janvier 2014).

Pionnier des sciences politiques en France, il est reconnu comme l’un des plus éminents spécialistes des relations internationales de la fin du XXe siècle, et comme l’un des plus fins connaisseurs de l’histoire et de la société françaises aux états-unis. Il est l’auteur de dix-huit livres qui ont marqué l’historiographie comme A la recherche de la France (1963), Essais sur la France (1974), Gulliver empêtré (1968, traduit en 1971) ou L’amérique vraiment impé­riale (2003), ainsi que d’un nombre incalculable d’articles, publiés dans des revues françaises et améri­caines, notamment la très prestigieuse New York Review of Books. Autrichien naturalisé français à 18 ans, avant de devenir citoyen américain, Stanley Hoffmann a fait toute sa carrière aux Etats-Unis — il vient de prendre sa retraite de l’université de Harvard en juin dernier après 58 ans d’enseignement —, mais n’a jamais oublié son premier pays d’adoption. analyste et pédagogue hors pair, il n’a eu de cesse de l’expliquer et de s’en faire le défenseur, dans les cercles universitaires et bien au-delà.

Stanley Hoffman naît en 1928 dans une famille de la bourgeoisie juive viennoise. Il ne restera qu’un an à Vienne, et n’y séjournera qu’occasionnellement pour les vacances d’été. Sa mère, une femme particulière­ment indépendante qui avait refusé d’épouser le géni­teur américain de son fils, délaisse son pays d’origine au profit de la belle ville de Nice, coup de foudre de sa jeunesse.

L’enfant croisera rarement son père, qui a cepen­dant toujours pourvu à ses besoins et à ceux de sa mère. Il débute ses études au lycée du Parc Impérial, dont il garde un souvenir idyllique. Sa mère lui parlait prin­cipalement en français, qui deviendra sa première langue. Soucieuse de donner la meilleure éducation possible à son fils, elle déménage à Neuilly, où le jeune Stanley poursuit sa scolarité au lycée Pasteur. Cette période fait figure de purga­toire pour le garçon, la grisaille parisienne et les sarcasmes de quelques camarades xénophobes n’étant tempérés que par la bienveillance des professeurs à son égard, car il est excellent élève.

Les années sombres

Il quitte Paris in extremis en juin 1940, alors que les Alle­mands entraient dans Paris. Dans la précipitation, sa mère laisse tout derrière elle. Cet exode à travers la France génère un véritable traumatisme chez le jeune Stanley. A Nice, située en zone libre, puis sous occupation italienne, l’adolescent retrouve son ancien lycée et reprend une vie quasiment nor­male, marquée cependant par un grand dénuement. L’arrivée des Allemands à Nice fin 1943 contraint de nouveau le garçon à la fuite.

Stanley Hoffmann sera témoin d’une scène particulière­ment tragique, l’arrestation en pleine rue par la Gestapo de son meilleur ami, un juif d’origine hongroise, et de sa mère venue le secourir. Déportés tous deux, ils hanteront la mé­moire de Stanley. Grâce à son professeur d’histoire, le jeune homme et sa mère obtiennent de faux papiers et se réfugient à Lamalou-les-Bains, un village thermal situé dans l’Hérault, non loin de Béziers. Stanley Hoffmann garde un souvenir ému de la générosité, du courage et de la dignité de la popula­tion qui les a accueillis. C’est là aussi, écoutant les conversa­tions des jeunes soldats allemands stationnés dans le village, qu’il comprend que la défaite allemande est proche.

De retour à Neuilly fin 1944, il termine ses études et passe son baccalauréat au lycée Pasteur. Il voue une reconnaissance éternelle à l’école républicaine qui prodiguait une qualité d’enseignement hors pair, sans se sou­cier de l’origine de ses élèves, pourvu qu’ils aient le goût des études. L’école de la République, l’héroïsme discret des habi­tants de Lamalou, la générosité du professeur d’histoire qui lui a procuré des papiers, la voix de la France Libre sur les ondes de la BBC, sans oublier la beauté de la baie de Nice, ont forgé en lui un attachement indéfectible à la France.

Un Français en Amérique

N’ayant pas accès aux concours de la fonction publique, puisqu’il n’obtiendra la citoyenneté française qu’en 1947, Stanley Hoffmann intègre l’Institut d’Etudes politiques, d’où il sort major avant d’entamer une thèse de droit sur les orga­nisations internationales. Alors qu’il n’avait manifesté jusque là que peu d’intérêt pour le pays de son père, il sollicite une bourse d’études d’un an pour étudier à Harvard de 1951 à 1952. Son intention initiale est de revenir en France et d’y ten­ter le concours d’entrée à l’Ecole nationale d’administration, mais une série de complications administratives, tout comme la tiède réception dans les milieux juridiques de sa thèse de droit international jugée trop mâtinée de sciences politiques, le poussent à tenter sa chance aux Etats-Unis.

En 1955, après avoir effectué son service militaire, il ac­cepte un poste d’instructor dans le département de Sciences politiques de Harvard. C’est ainsi qu’il entame une impres­sionnante carrière dans cette université. Il obtient le titre d’assistant professor au bout de deux ans, la précieuse tenure au bout de quatre ans, le titre de professor en 1963 et, cerise sur le gâteau, le titre d’university professor (réservé à une vingtaine de professeurs seulement) en 1997. Entre-temps, il acquiert la nationalité américaine (en 1960), essentiellement pour faciliter les conditions de séjour de sa mère.

Les relations internationales sont le premier amour de Stanley Hoffmann. À une époque où cette discipline n’était pas reconnue en tant que telle en France, il choi­sit d’étudier les sciences politiques, puis de poursuivre des études de droit international. En 1952 à Harvard, il côtoie les futurs grands noms des affaires internationales, à l’aube de leur carrière : McGeorge Bundy, Zbignew Brzezinski, Sa­muel Huntington ou encore Henry Kissinger. Recruté à Har­vard en 1955, Stanley Hoffmann choisit d’enseigner un cours de relations internationales puis, au début des années 60 un cours monumental sur les conflits internationaux, intitulé tout simplement “War”, dans lequel il tente d’établir une typolo­gie des guerres, combinant les approches à la fois historique, philosophique, politique et juridique. Une grande partie de son oeuvre est consacrée aux relations internationales, qu’il s’agisse de la politique étrangère américaine (qu’il a souvent critiquée, de la guerre du Vietnam à la guerre d’Irak), de l’Europe, des principaux conflits mais aussi d’ouvrages plus généraux de théorie des relations internationales ou de droit.

Un fervent admirateur du général de Gaulle

Néanmoins, très vite après son arrivée aux Etats-Unis, Stan­ley Hoffmann a éprouvé le besoin d’écrire et d’enseigner éga­lement sur la France. Pendant son année d’étude, il choisit notamment de rédiger un long mémoire sur les origines, la nature et l’évolution du régime de Vichy. Son premier article publié début 1955 aux États-Unis, dans la revue Foreign Af­fairs — sous un pseudonyme, car il achevait son service mili­taire avant de rejoindre son nouveau poste —, était un plai­doyer pour la politique de Pierre Mendès-France, qui n’était pas bien comprise aux Etats-Unis.

Par la suite, il publie un livre intitulé Le Mouvement Poujade (1956) puis, affligé par l’image déplorable que renvoyait l’impuissante IVe République aux Etats-Unis, il décide de concevoir un cours sur l’histoire intellec­tuelle et politique de la France, pour favoriser une meilleure compréhension de son pays. Dans ce cours, devenu mythique, intitulé “Political doctrines and Society : Modern France” et qui courait de l’Ancien régime jusqu’au temps présent, il  inaugure une approche résolument pluridisciplinaire, à la fois historique, sociologique, culturelle, politique, juridique et éthique. Ce cours devient la matrice d’innombrables articles et ouvrages sur la France, en particulier le célèbre Decline or Renewal : France since the 1930s.

Il consacre ainsi une incroyable énergie à expliquer et faire aimer la France aux Américains, notamment aux étu­diants qui assistent par centaines à ses cours magistraux. Certes, son approche n’est pas exempte de critiques, mais il y a toujours, au fond, le souci de combattre les préjugés et les idées reçues, en donnant l’image d’une France qui, mal­gré ses lourdeurs et ses rigidités, est toujours capable de se renouveler. En 1980, l’expertise de Stanley Hoffmann sur la France est “officiellement” reconnue, lorsque lui est attri­buée la chaire de Civilisation française.

Stanley Hoffmann a également beaucoup écrit sur le général de Gaulle, auquel il voue une admiration sans bornes et dont il a exploré la personnalité avec l’aide de son épouse, Inge, spécialisée en psychologie. Aux du professeur, le général de Gaulle incarne tout simplement “la France”. C’est la voix de cet hom­me, écoutée discrètement sur les ondes de la BBC, qui lui donnera espoir pendant les années som­bres de la guerre. C’est avec exaltation qu’il dé­couvre sa longue silhou­ette, en visionnant le film de la Libération de Paris.

En totale empathie avec la volonté du Gé­néral de rendre à la France sa dignité et son indépendance, Stanley Hoffmann commente, avec une indulgence as­sez inhabituelle chez lui, les modalités de son ac­cession au pouvoir en 1958, ou ses réticences face à l’atlantisme et à la construction européenne. Sans l’avoir personnel­lement rencontré, il a eu accès à sa correspon­dance avec Raymond Aron. Le respect dont de Gaulle faisait preuve à l’égard du philosophe et politologue, malgré leurs nombreux désaccords, n’a fait que renforcer son admiration.

La création du Centre d’études européennes

A l’issue du séminaire “In search of France” organisé en 1960, au Center for International Affairs de Harvard, plusieurs universitaires dressent un constat : il manque, à cette presti­gieuse université, un lieu d’études consacré à l’Europe. Ainsi naît en 1969, sous l’impulsion de Stanley Hoffmann, le West European Studies Program, qui deviendra en 1973 le Center for European Studies. Il s’agit alors du tout premier Centre de recherche et de conférences consacré à l’Europe sur le ter­ritoire américain, et il reste à ce jour le plus prestigieux.

Un épisode moins connu de la vie de Stanley Hoffmann est son investissement dans la vie culturelle française dans la région de Boston, au-delà des sphères académiques. En 1956, il se lie d’amitié avec un couple d’expatriés, les Berry, qui avaient créé une association française. Il soutient leur entreprise en animant son ciné club et en créant un petit journal d’information culturelle et politique, La Caravelle, dans lequel il écrira ré­gulièrement. Un numéro a notamment été con­sacré à Albert Camus, peu après la mort de l’écrivain, pour qui Stan­ley Hoffmann a toujours éprouvé respect et admiration. Il apporte égale­ment tout son soutien à Madame Berry lorsqu’elle entreprend de créer une école française à Boston, qui en était dépourvue, et qui accueille aujourd’hui plus de 600 élèves sous le nom de “Lycée inter­national de Boston”.

L’héritage intellec­tuel de Raymond Aron

Bien qu’il ait eu une très grande influence sur l’étude des relations internationales et de la France contemporaine, on ne peut considérer que Stanley Hoffmann ait créé une école. Un nombre impressionnant d’étudiants ont pourtant suivi ses cours, et cer­tains sont devenus des sommités, comme Joseph Nye, Michael Sandel ou Samantha Powers.

La marque de Stanley Hoffmann, c’est avant tout l’indépendance. Ce qu’il inculque à ses étudiants, ce n’est pas une doctrine, mais plutôt une démarche analytique et critique raisonnée et rigoureuse qui examine tous les aspects d’un problème avant d’émettre un jugement, lui-même souvent nuancé voire paradoxal. Lorsqu’on lit les oeuvres de Stanley Hoffmann, on est frappé par son souci d’exposer toutes les théories en présence, et par la grande subtilité de ses analyses qu’il cherche toujours à affiner. Il se méfie également beau­coup des approches quantitatives qui ignorent la dimension humaine, et estime que leurs auteurs, à l’abri de leurs chif­fres, se dispensent souvent de réfléchir en profondeur.

Stanley Hoffmann a toujours refusé de succomber aux modes intellectuelles, si bien qu’il est difficile de le rattacher à un courant. Il est foncièrement anticom­muniste, par défiance à l’égard de tous les totalitarismes, des clés explicatives simples et des théories monocausales. Cela ne l’a pas empêché de critiquer avec férocité la conduite des Américains pendant la guerre froide, ou surtout la guerre du Vietnam, qu’il estime dès l’origine “ingagnable”.

Ses prises de positions vaudront à Stanley Hoffmann d’être taxé de réactionnaire par ceux qui, dans les années 60 et 70, étaient encore séduits par les sirènes du marxisme et du communisme, alors même qu’il était parallèlement farou­chement anticolonialiste et a priori hostile aux guerres.sans pour autant verser dans le pacifisme, car il refuse également l’angélisme.

Cependant, malgré son indépendance d’esprit, il se considère comme un disciple de Raymond Aron, qu’il admire profondément et avec qui il entretiendra une relation intellectuelle et amicale durable, depuis leur ren­contre fortuite, dans un train en 1952, jusqu’à la mort du phi­losophe. Aron lui insuffla notamment le réflexe de “penser contre” et lui prodigua de multiples conseils, sans jamais lui imposer ses vues pour autant. Les deux hommes ont en effet divergé sur de nombreux points, notamment l’évaluation de la politique du général de Gaulle ou la sévérité vis-à-vis de la politique américaine.

Un regard éthique sur les relations internatio­nales

Méfiant à l’égard des utopies et parfois pessimiste, Stanley Hoffmann est guidé par un profond humanisme et une ar­mature de valeurs morales et démocratiques. Lorsqu’il a la conviction qu’une politique fait fausse route, sa critique est acerbe. Certains ont pu lui en tenir rigueur, comme Henry Kissinger, une fois devenu secrétaire d’État de Nixon, alors qu’ils avaient entretenu des relations très cordiales lorsqu’ils enseignaient tous deux à Harvard. Il lui reprochait notam­ment de faire de la politique en chambre, et de critiquer de­puis le confort de sa chaire professorale ceux qui avaient le courage de se frotter aux réalités du pouvoir.
L’attention portée par Hoffmann avant tout à la qualité humaine et à l’intégrité des êtres se traduit également dans le choix de ses amitiés et de ses admirations. Ce qui l’impres­sionnait chez de Gaulle, au-delà de son destin exceptionnel, fut son intégrité. De même, il éprouve de l’estime pour Pierre Mendès-France, Michel Rocard (qui était élève à Sciences Po avec lui), Raymond Barre, Jacques Delors ou Simone Veil, en raison de leur éthique dans la vie publique, alors qu’il ressent une violente antipathie pour François Mitterrand qu’il consi­dère comme vaniteux et manipulateur.

Stanley Hoffmann n’a jamais été intéressé par le pou­voir. Il admet volontiers que la critique est plus facile que l’art de gouverner, mais répond, avec l’air mali­cieux qui le caractérise, qu’il faut également des gens comme lui, qui gardent assez de recul pour signaler leurs erreurs aux hommes de pouvoir. En réalité, il est avant tout un “profes­seur”. Contrairement à nombre de ses collègues, il aime par-dessus tout enseigner, et tous ses élèves s’accordent à évoquer son exceptionnel talent de conférencier. Pendant ses cours, il utilisait très peu de notes, mais ses leçons étaient toujours parfaitement construites, tout en subtilité et nourries d’une culture encyclopédique.

Ses étudiants comptaient plus que tout pour lui. Il les ménageait davantage que ses pairs, qu’il pouvait critiquer parfois de manière fort sévère. Il était connu pour témoigner autant, voire plus de déférence à un élève de première année qu’à un invité de marque. C’est ainsi qu’il a souhaité placer les étudiants au coeur de son nouveau Centre d’études euro­péennes, leur permettant d’être partie prenante dans l’organi­sation des événements et de nouer des liens informels avec le corps professoral, ce qui était alors inédit à Harvard.

Aujourd’hui, Stanley Hoffmann s’inquiète de la perte d’attractivité de la France pour les étudiants améri­cains, qui lui préfèrent des régions plus “exotiques”. Mais, combattant son pessimisme naturel, il continue de pen­ser que la France conserve encore, aux yeux des Américains, cet héritage et ce pouvoir d’attraction exceptionnels qui, par le passé, lui ont considérablement facilité la tâche qu’il s’était assignée. S’il a choisi de quitter la France pour l’Amérique, il lui est resté fidèle en se donnant pour mission, souvent de la défendre, toujours de mieux la faire comprendre.

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