Sylvia Whitman est aux commandes de la librairie Shakespeare & Company depuis 2006. Elle a grandi entourée de milliers de livres et a succédé à son père George Whitman, qui avait fondé cette librairie américaine à Paris en 1951. Elle a entraîné cette institution vers de nouvelles aventures — organisant festivals, événements, lectures et de nombreuses innovations technologiques — sans oublier une entreprise éditoriale, un livre retraçant l’histoire de cette librairie publié récemment, ainsi qu’un nouveau site Internet, et l’ouverture récente d’un café.
France-Amérique : Shakespeare & Company a toujours été une flamboyante plaque tournante aussi bien culturelle qu’artistique. A quoi a pu ressembler une enfance baignée dans un tel environnement ?
Sylvia Whitman : J’ai une mémoire désastreuse concernant les souvenirs en particulier, donc lorsqu’on me pose ce genre de question, je pense souvent à ce que disait Proust à propos de la mémoire, qui me semble d’une redoutable justesse : “Les souvenirs d’évènements passés ne sont pas nécessairement authentiques.” Cependant, en règle générale, je me souviens d’une époque très gaie, bohème, empreinte d’une atmosphère très Alice-au-pays-des-merveilles, déambulant pieds nus dans la librairie et rencontrant écrivains et lecteurs venus des quatre coins du monde. J’ai passé beaucoup de temps avec un poète américain que j’adorais, un certain Ted Joans. Posté devant la librairie, il déclamait d’une voix théâtrale son poème :
LA VÉRITÉ
si vous deviez croiser
un homme
arpentant une rue bondée
déclamant seul
et à voix haute
ne fuyez pas
dans la direction opposée
mais précipitez-vous vers lui
car c’est un POÈTE !
vous n’avez rien à CRAINDRE
du poète
si ce n’est la VÉRITÉ
A bien des égards, Shakespeare & Company a toujours été davantage un lieu de ralliement pour la communauté bohème qu’une entreprise à proprement parler. Pour vous, est-il primordial de perpétrer cette tradition ?
Cet équilibre est fondamental et ce lieu serait tout autre s’il n’en était pas ainsi. Certes, c’est un business, mais comme le faisait remarquer mon père, “l’industrie du livre est celle de la vie”. Il voulait dire par là que le commerce du livre ne se résume pas à vendre une marchandise. Pour moi, la rentabilité n’est pas une priorité — et c’est plus une galère qu’autre chose ! Tant que l’équilibre est atteint et que l’on peut continuer à exercer notre activité, alors cela fonctionne et je préfère passer mon temps à bouquiner, dorloter des écrivains en devenir et créer un lieu original à l’intention de nos visiteurs, ainsi qu’un havre propice à toutes les rêveries.
Selon vous, quel rôle Shakespeare & Company a-t-il joué dans le paysage culturel parisien ?
Shakespeare & Company a toujours eu pour objectif de jeter des ponts entre les communautés anglophones et francophones au sein de la capitale. Pas seulement à travers les ouvrages que nous vendons, mais aussi en proposant un espace de rencontres propice à toutes les découvertes.
Parlez-nous de l’évolution de la librairie au fil du temps…
Nous n’avons eu de cesse d’innover et ce n’est qu’un début ! Lorsque je suis arrivée en 2002, mon père n’avait même pas le téléphone — un détail qui m’a fait hurler de rire lorsque j’ai découvert que cette année-là, la librairie était en couverture des Pages jaunes ! Depuis, j’ai doté la boutique de quelques gadgets technologiques incontournables : nous sommes équipés d’un terminal de carte bancaire, nous avons acquis des ordinateurs, procédé à un inventaire du fonds, créé un site internet, etc. Tout en nous attachant à conserver l’atmosphère féerique d’une librairie que Henry Miller qualifiait de “pays merveilleux du livre”.
Interview publié dans le numéro de juillet 2016 de France-Amérique. S’abonner au magazine.