Nichée dans une rue pittoresque du 7e arrondissement, à un jet de pierre de la tour Eiffel, la Bibliothèque américaine de Paris s’est imposée au fil des ans dans le paysage culturel de la capitale. Avec plus de 120 000 livres et 500 périodiques, c’est la plus grande bibliothèque de prêt d’ouvrages en anglais d’Europe continentale. Elle a vu défiler dans ses salons de lecture nombre de personnalités littéraires américaines tels que Edith Wharton, Ernest Hemingway ou Gertrude Stein. L’institution qui fêtera en 2020 son centième anniversaire continue de jouer un rôle phare pour nombre de familles, d’étudiants et d’amoureux de la littérature.
Comme beaucoup d’institutions qui ont traversé le XXe siècle, l’histoire de la Bibliothèque américaine est intrinsèquement liée à celle des deux guerres mondiales. Dorothy Reeder — la directrice de la bibliothèque jusqu’en 1940 — a décrit l’institution comme un “enfant de la guerre”, car la plus grande partie du fonds original de la bibliothèque a été donné par le Library War Service. De même, le premier président élu du conseil d’administration de la bibliothèque a fait un don de 50 000 francs à la mémoire de son fils, le poète Alan Seeger, mortellement blessé en 1916. La devise de la bibliothèque prend de fait tout son sens : Atrum post bellum, ex libris lux (après les ténèbres de la guerre, la lumière des livres) ; tout comme l’essence de sa philosophie : une croyance dans le pouvoir de l’écrit et une détermination à transmettre le savoir aux plus démunis.
Après les horreurs de la Première Guerre mondiale, la Bibliothèque — qui était à l’époque installée rue de l’Elysée — a commencé à se développer, attirant l’attention par le caractère spécifiquement américain de son approche. L’accès libre aux rayonnages était encore rare à l’époque en France et ses heures d’ouverture parfaitement inhabituelles ; ce qui n’avait pas échappé à un journaliste français venu en reportage pour le compte du Figaro : “Ouverte sans interruption 12 heures par jour et des salles de lecture accessibles le dimanche après-midi. Ces idées n’ont pu germer que dans des esprits américains.”
La réputation de la bibliothèque grandit au fil des ans et sa clientèle se fit plus nombreuse. Des écrivains américains de renom, Hemingway et Stein, parmi ses premiers mécènes, écrivent dans la revue de l’institution, Ex Libris. Au plus fort de la crise des années 1930, la bibliothèque reste ouverte et lance même un “Programme des écrivains” — un évènement qui a fait connaître des auteurs reconnus tels que Henry Miller et André Gide. Cependant, en raison de problèmes financiers, la bibliothèque doit déménager rue de Téhéran en 1936, cinq ans avant l’occupation de Paris par les Nazis, ce qui allait menacer son existence même.
La Bibliothèque américaine à Paris, au 10 rue de l’Elysée, en 1926. © The American Library in Paris
Durant la Deuxième Guerre mondiale va se révéler le grand défi de l’institution. Conformément à la Liste Otto (1 000 ouvrages rendus illégaux par le régime nazi), 40 livres furent retirés des rayonnages en 1941 et lors de son départ, la directrice Dorothy Reeder laissa une note à son successeur : “Vous n’arriverez jamais à maintenir ouverte [la bibliothèque]”. Heureusement, la sombre prédiction de Reeder ne se réalisera jamais. Non seulement la Bibliothèque américaine est restée ouverte, mais elle a poursuivi sa tradition consistant à fournir de la littérature aux soldats. A la fin juin 1940, la bibliothèque avait expédié 100 000 livres à des soldats britanniques et français affectés en France, en Algérie et en Syrie ; à tel point que l’ambassadeur français Henri Bonnet décrira la bibliothèque comme “une fenêtre ouverte sur le monde libre”. Pendant l’Occupation, le personnel prit tous les risques, organisant sa propre résistance contre le régime nazi en mettant en place un service clandestin de prêt d’ouvrages à ses membres juifs, auxquels on avait interdit l’accès de toutes les bibliothèques de France.
Au cours des années qui ont suivi la Libération, Paris et la Bibliothèque américaine ont accueilli une nouvelle génération d’écrivains américains comme Irwin Shaw, James Jones ou Mary McCarthy. Malgré les tensions croissantes en Europe causées par la Guerre froide, la bibliothèque est restée fidèle à sa devise et à sa politique ; en 1953, le nouveau directeur, Ian Forbes Fraser, a ainsi refusé l’accès à des enquêteurs américains qui cherchaient des ouvrages d’inspiration communiste, arguant que la bibliothèque était apolitique.
En 1952, la bibliothèque déménage dans de nouveaux locaux sur les Champs-Elysées, où elle est restée 13 ans, avant de s’installer définitivement rue du Général Camou, dans le 7e arrondissement. Depuis, la Bibliothèque américaine demeure attachée à sa mission : promouvoir la littérature anglophone, accueillir des groupes de lecteurs, des conférences animées par des auteurs de choix (la prochaine aura lieu le 1er juin et au cours de laquelle le journaliste Joshua Hammer parlera de son livre, The Bad-Ass Librarians of Timbuktu). En 2013, la bibliothèque a lancé son prix littéraire destiné aux œuvres écrites en anglais ayant la France ou “les rencontres franco-américaines” pour sujet. Les trois premiers lauréats sont des écrivains confirmés : Frederik Logevall — prix Pulitzer pour Embers of War —, Robert Harris — auteur du best-seller Fatherland — et Laura Auricchio — auteure de The Marquis, une biographie consacrée au héros français de la Révolution américaine, La Fayette — ; et les membres de la bibliothèque attendent avec impatience le lauréat de 2016 dont l’identité sera dévoilée au cours d’une cérémonie en novembre (il recevra 5 000 dollars).
Si elle accueille indifféremment Français et expatriés, la bibliothèque représente un lien particulier pour la communauté anglophone. C’est une enclave pour ses membres et son équipe d’Américains en proie au mal du pays. Un lieu formidable pour apaiser ces maux. Alexandra Vangsnes, une Américaine qui officie à la bibliothèque depuis plus d’un an l’affirme : “C’est tellement agréable d’entrer dans la Bibliothèque américaine et d’entendre parler sa langue maternelle, que ce soit pour se plaindre des difficultés de la vie d’expatrié ou discuter des élections présidentielles américaines. La communauté formée par ses membres représente une enclave américaine à Paris. On s’y sent chez soi.”
Le rôle de la bibliothèque est en constante évolution pour répondre aux nouvelles attentes de ses membres : familles, adolescents ou enfants. L’établissement propose des ateliers découvertes sur la vie en France pour les nouveaux expatriés en France et des groupes d’écriture mensuels pour les lecteurs de 12 à 18 ans. Elle organise également un “Master Shot Film Club” qui initie les adolescents à tous les aspects de la création cinématographique. Le 18 juin, la bibliothèque organise le Paris Youth Film Showcase, au cours duquel les membres du club présenteront leur court métrage au public et à un jury professionnel.
Mais le meilleur exemple de la détermination de cette institution à maintenir un lien viscéral avec la culture américaine, et le plus apprécié, est sans doute la célébration annuelle d’Halloween : toute la journée, la bibliothèque accueille les déguisements en tous genres, musique, banquets, spectacles de magie et autres animations. Alexandra Vangsnes l’affirme : “Cela fait presque quatre ans que je vis en France et je ne m’étais pas rendue compte à quel point la célébration d’Halloween me manquait avant d’assister à celle organisée par la bibliothèque. Je pense que ça aide les familles d’expatriés : sentir que leurs enfants n’oublient pas leur culture américaine, qu’ils sont élevés aussi bien comme des petits Américains que comme des petits Français.” Elle résume ainsi l’objectif de la bibliothèque : “Fournir un sentiment de communauté à nos membres expatriés, mais aussi créer des liens avec Paris et inspirer un échange interculturel.”
Prochainement, la Bibliothèque américaine va faire l’objet d’une importante rénovation afin de proposer plus d’espaces de travail et de lecture. Mais sa mission reste la même : proposer un havre de paix à tous les amoureux de la pensée et de littérature américaine, au cœur de la capitale française.
Article publié dans le numéro de juin 2016 de France-Amérique
[:]