La solidarité spontanée des Français envers les Américains après le 11-Septembre 2001, et celle des Américains envers les Français après les attentats de 2015 et 2016, révèle que l’anti-américanisme en France ne fut jamais qu’un artifice politique ou littéraire, une idéologie qui remplaçait la connaissance.
L’histoire de l’anti-américanisme français a souvent été écrite, en particulier par l’historien Philippe Roger (L’ennemi américain, 2002), le plus exhaustif sur le sujet, jusqu’au philosophe Jean-François Revel, dont l’ouvrage ultime s’intitulait L’obsession anti-américaine (2002). Philippe Roger fait remonter la méfiance des Français envers les Américains à un temps antérieur à l’indépendance des Etats-Unis, exhumant des textes de voyageurs effrayés par la nature barbare de l’Amérique du Nord, de ses paysages et de ses habitants. Il me paraît plutôt que l’anti-américanisme, comme idéologie politique, fut inventé par le diplomate Talleyrand en exil à Philadelphie en 1794. Dans sa correspondance, il décrit et décrie les Américains en quelques formules qui feront mouche et persisteront jusqu’à notre époque. Talleyrand, aristocrate snob, habitué des salons parisiens, estimait que les bourgeois de Philadelphie n’avaient ni conversation ni culture : ce cliché d’une Amérique sans raffinement hantera la littérature française.
Talleyrand, décidément le fondateur de l’idéologie anti-américaine, note que les Américains ont cent religions mais un seul plat, le rosbif aux pommes de terre. Substituez McDonald’s à ce sarcasme et Talleyrand devient notre contemporain. Il revient enfin à cet exilé qui fit tout de même fortune par la spéculation immobilière en Pennsylvanie, d’avoir fixé une ligne diplomatique anti-américaine qui aura persisté au ministère français des Affaires étrangères jusqu’au Général de Gaulle. Déçu par le retournement de George Washington en faveur de la Grande-Bretagne contre la France révolutionnaire, Talleyrand regretta que la France ait contribué à l’indépendance de ces Américains qui “n’étaient au fond que des Anglais”. De Gaulle dira “Anglo-Saxons”, mais le dédain est identique.
A cette tradition anti-américaine ne correspond pas, aux Etats-Unis, une école littéraire anti-française aussi systématique et constante : Franklin Delano Roosevelt se méfiait certes de De Gaulle, mais il n’était pas anti-français. Les satires contre les French fries et le “défaitisme” des Français furent cantonnés à la guerre d’Irak, après le refus de Jacques Chirac de s’y joindre, et avant tout l’apanage de la chaîne de télévision Fox News. Ce qui est constant, en revanche, dans la littérature américaine sur la France est une admiration sans bornes, excessive, de la civilisation française réduite à des stéréotypes.
L’écrivaine anglaise Piu Marie Eatwell a publié sur ce thème un essai truculent, They Eat Horses, Don’t They?: The Truth About the French, où elle pourfend ce qu’elle appelle la Froglit, la littérature qui idéalise Françaises et Français (forcément amateurs de grenouilles), dont le porte-drapeau est la journaliste Mireille Guiliano, auteur du parfaitement ridicule Why French Women Don’t Get Fat. La vérité statistique est que les Français sont les premiers consommateurs européens, non pas de grenouilles mais de McDo’s et que leur tendance à l’obésité rattrape celle des Américains. Bref, des deux côtés de l’Atlantique, nos mœurs se ressemblent de plus en plus, fusionnant dans une nouvelle civilisation mondiale. Les intellectuels français ont, de leur côté, abandonné la veine anti-américaine, parce que le marxisme en France est démodé et que l’économie française (contrairement à ce qu’imaginent les liberals américains) est aussi capitaliste qu’aux Etats-Unis. La diplomatie française a également abandonné la trajectoire qui courait de Talleyrand à De Gaulle, parce que le mythe d’une Troisième voie, ni capitaliste, ni communiste, s’est écroulée avec le Mur de Berlin : Français et Américains partagent désormais la même vision du monde, une défense de la civilisation démocratique contre la barbarie djihadiste ou poutinienne.
Si l’histoire de l’anti-américanisme a bien été écrite, il reste donc à rédiger celle de la fin de cet anti-américanisme. La recherche historique révélerait peut-être que cette hostilité envers les Etats-Unis fut plus fréquemment celle des élites françaises — l’aristocratie, les diplomates, les écrivains — que celle du peuple. A l’exception de quelques manifestations orchestrées dans les années 1950 par le Parti communiste français, on ne trouvera pas dans l’histoire de France de mouvements populaires anti-américains. L’anti-américanisme ne fut peut-être qu’un jeu, “deux vieilles actrices rivales” disait l’ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine. Eh bien, la comédie est terminée : la solidarité spontanée des Français envers les Américains après le 11-Septembre 2001, et celle des Américains envers les Français après l’attentat contre Charlie Hebdo, révèle que l’anti-américanisme en France ne fut jamais qu’un artifice politique ou littéraire, ce que l’on appelle une idéologie, et qui remplaçait la connaissance. Mais voici que dans notre monde interconnecté, les Français connaissent vraiment et de mieux en mieux les Etats-Unis réels tandis que les Américains — à l’exception de Mme Guiliano — connaissent toujours mieux la France : l’anti-américanisme comme idéologie n’existe donc plus.
Edito publié dans le numéro de mars 2015 de France-Amérique.