C’est à un claveciniste américain passionné de musique française des XVIIe et XVIIIe siècles que l’on doit d’avoir sauvé de l’oubli des œuvres de Rameau, Couperin, Charpentier et Lully. Né de parents francophiles à Buffalo (NY) en 1944, William Christie se passionne tôt pour ce répertoire redécouvert à partir des années 1950 par des musicologues américains. “Je crois qu’on écoutait davantage Couperin et Rameau aux États-Unis à la fin des années 60 qu’en France”, explique William Christie dont Jean-Philippe Rameau est le compositeur fétiche.
Séduit par Hippolyte et Aricie (1733), le premier opéra de Rameau, Christie est convaincu de la nécessité d’un séjour en France et s’y installe au début des années 70. “Je voulais boire à la source”, dit-il. Si l’Europe des années 70, (particulièrement l’Angleterre et la Hollande), s’intéresse au répertoire baroque, la France feint de s’y intéresser. “Il y avait une sorte de révérence sourde et aveugle”, poursuit Christie. “On évoquait les noms de Couperin, Lully ou Rameau, mais ces compositeurs étaient inconnus. Il y a des gens qui portent le patrimoine comme une sorte de fardeau ou une obligation, en tout cas rien qui puisse aider cette musique à parler avec éloquence”.
Pour dépoussiérer ce patrimoine, il fonde l’ensemble vocal et instrumental Les Arts Florissants en 1979, en hommage au titre d’une pastorale du compositeur du Grand Siècle Marc-Antoine Charpentier. Il poursuit l’étude des traités et des manuscrits. Dans la lignée du claveciniste et pionnier de la musique ancienne, le Hollandais Gustav Leonhardt, Christie forme son groupe de jeunes chanteurs et de musiciens à l’interprétation du baroque français sur instruments anciens : point de cordes en nylon, les violons jouent sur des cordes en boyau, les flûtes traversières sont en bois, et le clavecin, l’orgue positif, les luths, les théorbes, les cornets à bouquin et violes de gambes peuplent l’orchestre.
Succès d’Atys, “l’opéra du roi”
Le succès marquant de cet ensemble musical est la recréation de la tragédie lyrique Atys, de Jean-Baptiste Lully. Inspiré des Fastes d’Ovide, cet opéra, créé n 1676 au château de Saint-Germain en Laye, est maintenant considéré comme un joyau de la musique baroqueet l’oeuvre la plus étincelante des Arts Florissants. C’est “l’opéra du roi”, car celui que préférait Louis XIV, représenté sur scène par le personnage d’Atys. Il retracerait en filigrane la vie sentimentale complexe du Roi Soleil.
Avec cette création, Christie triomphe à l’Opéra Comique de Paris en 1987 dans une mise en scène de Jean-Marie Villégier. Le spectacle connaît un succès international qui consolide la renommée du groupe. Il est repris en 1989, puis deux ans plus tard. Enfin, c’est un mécène américain, Ronald P. Stanton, qui permet à cette mythique production de revoir le jour aux États-Unis en 2011, avec ceux qAui en avaient assuré le succès vingt-cinq ans plus tôt en France.
Ainsi, Atys incite le public français à redécouvrir les opéras des XVIIe et XVIIIe siècles. “Grâce à [Christie]”, écrit la critique d’opéra Heidi Waleson dans le Wall Street Journal en 2011, “les opéras de Lully (et ceux de Marc-Antoine Charpentier et Jean-Philippe Rameau) ne sont plus relégués au rang de curiosités historiques connues uniquement des spécialistes.” William Christie est devenu “un fleuron du patrimoine français”,remarque-t-elle. La direction d’orchestre peu conventionnelle du chef–qui se passe de baguette–fascine. “Il a des mains longues, fines et gracieuses, elles sont comme des oiseaux, et c’est très fort, justement, de voir dans le noir ces deux mains qui sculptent la musique tout au long de la représentation”, dit la concertiste et professeur de flûte à bec Michelle Tellier, franco-américaine comme Christie. Après presque trente ans passés avec les Arts Florissants, elle reste impressionnée par la spontanéité de Christie en concert.
Elle estime que c’est un trait de caractère propre aux Américains qui auraient le don de gérer l’imprévu. “C’est le génie de l’improvisation, savoir saisir l’émotion quand elle arrive.” Christie, de son côté, aime rappeler ce que disait François Couperin : “J’aime beaucoup mieux ce qui me touche que ce qui me surprend.”
Un pied en France, l’autre aux États-Unis
Christie a acquis la nationalité française en 1995, mais son identité est biculturelle : “Il y a des moments où je réagis à la française. Je mange comme un Français, ce qui constitue un élément très important ! Et il y a d’autres moments où ma façon de voir les choses reste résolument américaine.” Le sens civique, estime-t-il, est plus ancré dans les mœurs américaines que françaises.
Pour la pérennité de sa pratique musicale, William Christie s’est investi dans la formation des jeunes musiciens. En 2002, il crée Le Jardin des Voix, à Caen. Et depuis 2007, l’artiste enseigne à la Juilliard School de New York.
“Toute musique doit être protégée”, dit-il. “Le mélomane qui fréquente une salle de concert a un choix de répertoire beaucoup plus élargi depuis quelques années. Je crois que nous avons aidé à faire que ce répertoire [baroque] soit considéré comme partie intégrale du répertoire d’orchestre, de chœur et du grand public.”
Loin de New York, dans le village de Thiré, en Vendée, où il vit depuis trente ans, Christie a restauré une demeure du XVIIe siècle. Il crée tout autour des jardins somptueux inspirés des styles italiens, français et anglais aux noms poétiques : Le Jardin rouge, le Théâtre de Verdure, le Mur des Cyclopes… En 2012, il lance son festival d’été : Dans Les Jardins de William Christie. De la scène posée sur le plan d’eau à l’église du village éclairée à la bougie, William Christie marie musique, architecture et paysage. Les visiteurs se promènent au milieu des jardins, où la musique est jouée par des petits ensembles à intervalles réguliers.
L’objectif est de rapprocher le public des musiciens et faire participer ses apprentis du Jardin des Voix et de la Juilliard School. Nombre de ces concerts sont dirigés par Paul Agnew, ténor soliste et directeur musical adjoint des Arts Florissants. Selon Christie, l’instinct de sauvegarde de la musique baroque est le même que celui qui l’a lancé dans la restauration de sa maison et la création des jar- dins. “Il y a des parallèles, j’aime redonner la vie. Mais remettre en valeur un patrimoine, pour moi ce n’est pas seulement valoriser le passé, c’est une façon d’aborder le présent et le futur.”
Mais le projet Arts Florissants a un coût. Et après un partenariat de 25 ans, la ville de Caen et la région de Basse-Normandie mettent un terme à leur soutien financier (de l’ordre de 740 000 dollars) en décembre 2015. Il faudra désormais faire davantage appel au mécénat étranger, notamment aux États-Unis, pour poursuivre l’expérience.
Le nouvel engouement américain pour le baroque
Aux Etats-Unis, Christie se réjouit de l’état de santé de la musique baroque. “Le mouvement de la musique ancienne–ou Historical Performance Practice–est maintenant un phénomène global”, dit-il. La Juilliard School a créé un département de musique ancienne en 2009. Et Christie note que de nos jours, “les grandes salles d’opéra programment cette musique.” Récemment, le Metropolitan Opera de New York a donné deux opéras de Haendel, Jules César, en 2013, avec David Daniels et Nathalie Dessay dans les rôles principaux, et Rodelinda avec Renée Fleming, en 2011. Cette même année, le Metropolitan misera aussi sur The Enchanted Island, un opéra pastiche cousu de grands airs de Haendel, Vivaldi et Rameau. Le Met espèrait ainsi attirer le grand public et officialiser sa programmation de musique baroque. Les critiques furent mitigées mais le public apprécia cette gourmandise baroque, co- mique et constellée de stars de l’opéra, de Plácido Domingo à Joyce DiDonato. The Enchanted Island sera repris en 2014.
William Christie est encouragé par cette reconnaissance institutionnelle du répertoire qui lui tient à cœur. Surtout, il sait que la relève est prête. “Nous produisons des élèves merveilleux, dans différentes institutions”, dit-il, “des élèves spécialisés en répertoire ancien qui auront la possibilité de se produire, je l’espère, de plus en plus. On peut imaginer que la ville de New York, qui n’était pas très musique-ancienne-friendly, vive davantage d’ensembles et même pourquoi pas d’orchestres, et que le goût du public [pour cette musique] va aller en grandissant.” Côté français, l’engouement pour les Arts Florissants est indiscutable. Christie et ses musiciens sont désormais en résidence depuis janvier dernier à la nouvelle Philharmonie de Paris.
Article publié dans le numéro d’octobre 2015 de France-Amérique.[:]