Le film Marguerite, actuellement en salle aux Etats-Unis, s’inspire de l’histoire vraie de Florence Foster Jenkins : une Américaine passionnée d’opéra, mais chantant terriblement faux, qui dans les années 1940 tenta une carrière de chanteuse d’opéra aux Etats-Unis. Un personnage hors du commun, transposé au cinéma par le réalisateur français Xavier Giannoli dans le Paris fantaisiste des années 1920, et incarné avec brio par l’actrice Catherine Frot, récompensée du César (l’équivalent français de l’Oscar) de la meilleure actrice 2016 pour ce film qui a aussi remporté le César du meilleur décor, celui du meilleur costume et de la meilleure bande son.
C’est une histoire américaine peu banale qui a séduit le cinéaste français Xavier Giannoli – Quand j’étais chanteur (2006, avec Gérard Depardieu en chanteur has been) ; A l’origine (2008, avec François Cluzet en usurpateur d’identité) – pour le scénario de son sixième long métrage. Marguerite, sorti en septembre 2015 au cinéma en France, est directement inspiré de la vie de Florence Foster Jenkins (1868-1944). Une Américaine dépourvue de talent lyrique, mais néanmoins persuadée d’être une excellente soprano colorature.
C’est en entendant la véritable Florence Foster Jenkins chanter (ou plutôt massacrer) Mozart à la radio, que Xavier Giannoli eut l’idée d’en faire un film. “Elle avait l’habitude de chanter devant un cercle d’habitués et jamais personne de son entourage ne lui avait dit qu’elle chantait complètement faux, par hypocrisie sociale, intérêt financier ou simplement lâcheté… La situation était amusante, avec quelque chose de cruel et de ridicule que j’ai eu envie d’explorer. Une dimension tragique et pathétique, délirante et un peu folle.”
A New-York, le cinéaste enquête. “J’ai trouvé beaucoup de coupures de presse évoquant son improbable carrière, son excentricité. J’ai aussi trouvé un enregistrement où elle interprète plusieurs airs classiques, toujours avec la même maladresse hilarante. Sur ce disque, il y avait une photo d’elle avec des ailes d’ange dans le dos et un diadème de reine sur la tête.“ Pour le cinéaste, le nom de Catherine Frot s’imposait. “C’est une actrice immensément populaire en France qui reste associée à une certaine forme de vulnérabilité, à la candeur enfantine.”
Le fabuleux destin de Florence Foster Jenkins
Narcissa Florence Foster naît le 19 juillet 1868 à Wilkes-Barre, en Pennsylvanie, dans une famille aisée : son père, Charles Dorrance Foster, est avocat et propriétaire terrien. Montrant des dispositions pour la musique, Florence — elle abandonne son prénom Narcissa pendant l’enfance — prend très jeune des cours de piano. Enfant prodige, elle donne son premier récital à l’âge de 8 ans, se produit un peu partout en Pennsylvannie et aurait même joué à la Maison Blanche, occupée alors par Rutherford B. Hayes.
Ses études achevées, Florence ne rêve que d’une chose : partir étudier la musique en Europe pour devenir concertiste. Mais le veto de son père, qui refuse de financer le voyage, est sans appel. Folle de rage, la jeune fille, en guise de représailles, s’enfuit à Philadelphie avec un médecin deux fois plus âgé qu’elle, Frank Thorton Jenkins. Malheureuse auprès de cet homme qui, pas davantage que son père, n’encouragea son art (et auprès de qui elle contracta la syphilis qui endommagea gravement son oreille), elle se contenta de devenir professeur de piano.
Fuyant une vie qui ne lui convient pas, elle s’installe seule à New York au début des années 1900. Après le décès de son père, la jeune femme hérite d’une confortable rente et, à 41 ans, s’invente une nouvelle vie de “socialite”. Elle dirige plusieurs cercles de la haute société, organise des concerts pour la National Roundtable ou la Mozart Society, et fonde le Verdi Club, à Philadelphie. Elle se met en tête de devenir chanteuse lyrique et multiplie les cours de chant. “Elle poursuit une idée fixe”, assure le cinéaste. “Sa passion désintéressée pour l’art répond à un besoin rageur de vivre.”
Elle fait la rencontre d’un acteur britannique de huit ans son aîné, nommé St. Clair Bayfield. Il devient son manager et le couple légalise plus tard son union en “common-law marriage” (l’équivalent du concubinage français). Il ne cessera de la tromper, mais il accompagne volontiers l’artiste dans les dîners. De son côté, cultivant l’art de sa propre mise en scène, Florence Foster Jenkins s’amuse à reconstituer chez elle des “tableaux vivants” : reconstitutions de moments historiques, extraits d’opéra ou de tableaux de maîtres, destinés à être photographiés.
On découvre ainsi Florence Foster Jenkins en Brunehilde, revêtue d’une armure et d’un casque, digne héritière des vierges héroïnes wagnériennes. Ou en Elsa dans Lohengrin, la tête couronnée, posant fièrement au côté d’un faux cygne. “Comme le Charlot de Charlie Chaplin, Marguerite appartient aux personnages de doux rêveurs, à la fois poétiques et innocents. Comme eux, elle se réfugie dans le travail et dans l’art. C’est un personnage sensible pour qui le rapport à la réalité est difficile, comme pour un enfant. C’est touchant”, poursuit Xavier Giannoli.
Une Castafiore à l’américaine
En 1912, Florence Foster Jenkins chante pour la première fois en public. Dans ses cercles new-yorkais d’abord, puis dans la salle de bal de l’hôtel Ritz-Carlton, où elle se produira une fois par an. Différents musiciens l’accompagnent au piano – dont Cosmé McMoon, qui compose pour elle plusieurs chansons, ou Edwin McArthur. Ironiques ou hypocrites, les journalistes de mèche invités aux représentations vantent son “réel sentiment musical” ou son “excellente prononciation” quand bien même sa prononciation, surtout celle des textes étrangers, était de l’avis général des plus catastrophiques.
Qu’importe ! Convaincue de son talent, elle se fait enregistrer en 1941, aux Melotone Studios de New York, chantant l’un des plus difficiles morceaux du répertoire : “Der Hölle Rache” et ses trilles, entonné par la Reine de la nuit dans La Flûte enchantée de Mozart. Confiante, elle expédie l’enregistrement en une prise. À l’écoute, il est difficile de ne pas croire à une blague… Dans une scène désopilante du film, Catherine Frot imite, sans à peine l’appuyer, la performance originale : le tempo déraille, l’actrice enchaîne des paroles incompréhensibles, et émet des notes rapellant les petits cris d’une volaille.
Pourtant, les disques se vendent comme des petits pains ! RCA éditera plus tard un album comportant huit arias, baptisé The Glory (????) of the human voice. “L’écouter en se moquant était un signe d’appartenance à une certaine élite, une activité très chic”, rappelle le dramaturge Stephen Temperley. Devant ce succès, les rumeurs concernant cette mystérieuse soprano vont bon train. Et le grand public souhaite la découvrir sur scène. À 76 ans, Florence Foster Jenkins, en dépit des efforts de son mari pour l’en dissuader, décide donc de se produire au Carnegie Hall.
Comme pour un spectacle de foire, les tickets s’arrachent et Florence entre en scène le 25 octobre 1944 à 20h30. De nombreuses célébrités, comme les compositeurs Cole Porter et Gian-Carlo Menotti, la soprano Lily Pons et son mari, le chef d’orchestre André Kostelanetz (qui composa une chanson pour Jenkins à chanter ce soir-là) étaient présentes. Dès les premières notes, les rires fusent dans la salle. Pour les couvrir, ainsi que les fausses notes, la claque applaudit et Florence, comme à son habitude, n’y voit que du feu.
Sans la présence de journalistes indépendants que l’on ne put empêcher d’assister à cette représentation publique, le secret aurait pu perdurer… La vérité éclate pourtant au grand jour dans les journaux du lendemain. A la lecture des critiques assassines et sans concession – “Elle peut tout chanter, sauf les notes”, écrit le New York Post – Florence Foster Jenkins s’effondre. Elle avait sûrement imaginé que son concert à Carnegie Hall serait l’apothéose de sa carrière. Ce fut son chant du cygne (Xavier Giannoli affuble d’ailleurs son personnage de plumes blanches dans le film pour ce concert final).
Humiliée par la critique, elle sera victime, deux jours plus tard, d’une crise cardiaque et décédera un mois plus tard à son domicile, l’hôtel Seymour, à Manhattan. Preuve que le ridicule tue, parfois…
*Note sur le titre : Ce titre du célèbre roman de Gilbert Cesbron, C’est Mozart qu’on assassine (1966), est inspiré par une phrase du roman autobiographique Terre des hommes d’Antoine de Saint-Exupéry, paru en 1939.
Marguerite : film français de Xavier Giannoli avec Catherine Frot, André Marcon, Michel Fau, Denis Mpunga (2 h 07).
POUR ALLER PLUS LOIN
Au théâtre : Colorature – Mrs Jenkins et son pianiste est l’adaptation française de Souvenirs, la pièce de théâtre du dramaturge anglais Stephen Temperley inspirée de l’histoire de la cantatrice. La pièce a été montée par la York Theater Company avant d’être au programme du Berkshire Theater Festival et enfin de s’installer avec succès à Broadway en 2005. La pièce existe en DVD.
A Hollywood : Un autre film consacré à Florence Foster Jenkins sous la forme d’un biopic, réalisé par le réalisateur britannique Stephen Frears – avec Meryl Streep dans le rôle titre –, sortira en 2016.
Dans un documentaire : Voir Florence Foster Jenkins: A World of Her Own (2008) richement documenté en archives, photographies et enregistrements audios du documentariste américain Donald Collup.
En BD : On relit Les aventures de Tintin d’Hergé. Le journaliste musical Bruno Costemalle émet en effet la théorie que la soprano aurait inspiré le bédéaste pour son personnage de la Castafiore. La diva fait une première apparition tonitruante en 1939 dans Le Sceptre d’Ottokar et sera l’héroïne de l’album Les Bijoux de la Castafiore en 1963.
En chanson : La chanteuse française Juliette évoque avec humour la personne de Florence Foster Jenkins dans Casseroles et faussets : « Une milliardaire américaine/ Voulut piauler de l’opéra/ C’qui nous valut quelques migraines/ Et puis un disque chez RCA/ Comme quoi, le gène de la justesse/ N’est pas celui de l’ambition/ De chanter faux, je le confesse/ J’ai la secrète tentation. »
En musique : Certains enregistrements de Florence Foster Jenkins sont disponibles en ligne sur YouTube, notamment l’air d’opéra « Der Hölle Rache kocht in meinem Herzen » extrait de La Flûte enchantée de Mozart.
Article publié dans le numéro d’avril de France-Amérique.
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