Heureux comme un juif en France

La presse américaine, qu’elle soit conservatrice (Wall Street Journal) ou progressiste (New York Times), proclame régulièrement qu’il est devenu impossible pour les juifs de vivre en France : j’en conclus que ces journaux ne connaissent ni l’histoire de France, ni ce que fut l’antisémitisme.

A aucun moment, depuis mille ans qu’il se trouve des juifs en France, n’avons-nous été aussi peu exposés à l’hostilité. Rappelons qu’en France, l’antisémitisme fut une idéologie bénie par l’Eglise, l’armée et nombre d’intellectuels depuis le Moyen-Age, en passant par l’affaire Dreyfus et le régime de Vichy. Lorsqu’en 1933 ma famille a fui Berlin et le régime nazi pour se réfugier à Paris, elle savait qu’elle allait du pire au moins pire, sans illusion sur l’accueil qui lui serait réservé et uniquement parce que les Etats-Unis mais aussi l’Espagne, refusaient de lui ouvrir leurs portes. Vint la guerre : les gendarmes français expédièrent la moitié de mes parents et cousins dans des camps dont ils ne sont pas revenus. J’ai survécu, sous un nom d’emprunt. Après la guerre, dans mon lycée, l’antisémitisme restait banal, pratiqué par nos professeurs et par mes condisciples.

Puis tout a basculé en raison d’une série de retournements qu’il faut avoir vécus pour en saisir la portée : le procès Eichmann, en 1961, qui ridiculise à jamais l’idéologie antisémite ; la Guerre des Six jours, en 1967, qui apprend au monde que les juifs savent se défendre ; et Vatican II, en 1965, qui réconcilie les catholiques avec leurs racines juives. L’antisémitisme institutionnel, depuis lors, est devenu en France un phénomène historique. Pour preuve entre mille, lorsque la présidence du Conseil constitutionnel (notre Cour Suprême) fut attribuée à un juif (Laurent Fabius), nul ne l’observa. La ministre de la Culture (Audrey Azoulay) est juive également, nul ne s’en offusque.

Etre juif en France est devenu banal et peut-être, cette banalité même ébranle certains juifs qui aimeraient rester distincts. Il est exact, qui le niera, que des violences existent. Des agressions à caractère raciste portées contre des juifs sont régulièrement rapportées par les médias. Les musulmans sont, eux aussi, victimes de ces attaques. Il faut, ça va de soi, être intraitable sur la question de ces crimes intolérables. D’autre part, des rixes opposent de temps en temps, dans la banlieue nord de Paris où ils cohabitent, des militants sionistes à des militants pro Palestiniens. Ceux-là rejouent, en France, la guerre israélo-palestinienne. Mais l’antisionisme de ces militants et celui de groupuscules gauchistes ne doit pas être confondu avec l’antisémitisme historique. Naguère, le juif haï était un être mythique : il n’était pas même nécessaire qu’il existe pour que l’antisémitisme se manifeste ; au temps de l’affaire Dreyfus, il n’y avait pas 50 000 juifs en France. Le sioniste et le Palestinien, en revanche, ne sont pas des créatures mythiques, mais des acteurs réels : que le conflit israélo-palestinien déborde sur la France où vivent de vastes communautés juives et arabes, est une des facettes de ce conflit concret. Mais ces affrontements de rue, rares, ne reflètent pas la situation objective ni des juifs ni des Arabes : la plupart des Arabes de France estiment que la Palestine est très loin et bien des juifs français sont favorables à la création d’un Etat palestinien.

Autre objection à mon analyse optimiste, les juifs fuiraient la France : on avance le chiffre de 7 000 départs par an, depuis 2015. Mais la source est contestable, il s’agit de l’Agence juive en France, organisation sioniste dont la fonction est de susciter l’émigration vers Israël. Ce chiffre ne distingue pas entre ceux qui « montent » vers Israël pour des motivations religieuses sans relation avec la société de départ, ceux qui partent parce qu’ils seraient persécutés ou qui se perçoivent comme tels, et ceux qui obéissent à des impératifs économiques, puisqu’Israël est aussi une terre d’opportunités. Cette statistique ne décompte pas ceux qui reviennent à la sauvette (yerida par opposition à aliya) et qui sont nombreux (30%, selon une enquête du journal Libération), ceux qui vivent entre plusieurs nations et ceux qui souhaitent échapper au fisc ; ceux-là filent plutôt vers la Floride. Enfin, la France vit une période tout à fait nouvelle d’émigration économique de ses élites, juives et non juives : il reste à démontrer que les juifs sont plus nombreux à émigrer parce que juifs. Bref, d’expérience personnelle, comme à consulter les rares chiffres sur le sujet, vraiment rien ne permet de claironner un exode juif qui serait singulier à la France. Quand on sait que, chaque année, cent mille Israéliens environ quittent Israël pour s’installer aux Etats-Unis où ils sont un million, devrait-on en conclure qu’ils fuient Israël en raison de l’antisémitisme ambiant ?

Demandons-nous plutôt pour quelles obscures raisons se développe une campagne laissant croire à cet exode de juifs de France. L’activisme sioniste en est certainement un facteur décisif, très présent dans la communauté juive française d’origine maghrébine. L’inquiétude de ces juifs maghrébins, expulsés vers la métropole dans les années 1960 après la guerre d’indépendance de l’Algérie, face à la croissance démographique des Français d’origine arabe est un autre facteur ; leur crainte, enracinée dans leur histoire, me paraît désormais infondée tant les Arabes souhaitent s’intégrer dans la société française. En témoigne le taux de mariages mixtes avec des non Arabes : de l’ordre de 50%. Enfin et bien que ce soit difficile à quantifier, l’inquiétude atteint avant tout les juifs d’origine maghrébine, soit la moitié des juifs de France et pas les autres. Cette distinction entre juifs dits ashkénazes (de rite allemand) et sefardim (bien que Sefarad signifie Espagne, les Sefardim viennent d’Afrique du Nord mais ils suivent ce que fut jadis le rite espagnol) est indéniable ; leur culture, rites et histoires restent différents, même si ces communautés tendent à se rapprocher, en particulier par les mariages. Peut-être, les juifs ashkénazes issus d’Europe centrale, ayant vraiment subi des persécutions, savent-ils mieux reconnaître leur bonheur d’être français ; tandis que les juifs venus du Maghreb, n’ayant pas connu la Shoah, la craignent sans raison, parce qu’ils ne l’ont pas connue. Enfin, puisque chaque peuple semble avoir besoin de boucs émissaires, il est indéniable que les Arabes dans ce rôle ont remplacé les juifs. Heureux comme un juif en France, il est possible de le démontrer ; heureux comme un Arabe, on en est encore loin.

Editorial publié dans le numéro de mars 2018 de France-Amérique.

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