Photographie

Les nuits blanches de Jean-Marie Périer

Photographe, cinéaste, écrivain, ami des stars et éternel dandy : ce voyageur sans bagage, amoureux de l’Amérique, excelle à raconter les coulisses de l’époque. Comme dans Mes nuits blanches, son dernier ouvrage. A l'age de 84 ans, il revient pour France-Amérique sur sa vie aussi intense qu’improvisée, entre Paris et Los Angeles.
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Jean-Marie Périer avec Françoise Hardy, qui sera un temps sa compagne, en 1960. © Giovanni Coruzzi/Bridgeman Images

« Tu vas partir en tournée avec Ella Fitzgerald et Dizzy Gillespie pour le journal. » Jean-Marie Périer n’en revient pas. Il a 17 ans et son patron vient de lui confier un Leica, avec la mission d’aller chercher les artistes américains à l’aéroport de Nice. « Je peux vous dire qu’avec mon minois de jouvenceau, je faisais tache », se souvient-il. Peu importe. Il emmène le trompettiste se baigner et le saisit en short de bain sur la plage de Juan-les-Pins, en train de faire des bulles avec son instrument dans l’eau bleue de la Méditerranée. « Et voilà comment j’ai fait ma première couverture de Jazz Magazine ! »

Nous sommes en 1956 et le jeune homme, fan de Fred Astaire devenu photographe « par hasard et par chance », est à l’orée d’une carrière qui le mènera des palaces parisiens aux routes poussiéreuses de l’ouest américain. Une rencontre qui révèle, au-delà de la sensibilité de sa pellicule, une étonnante capacité à raconter le monde, sa culture et ses figures de proue. Sans jamais les envier, précise-t-il. « Tandis que dans les coulisses des Rolling Stones, les journalistes, photographes ou admirateurs avaient tous les cheveux longs et s’habillaient comme Mick [ Jagger], Keith [Richards] ou Brian [ Jones], moi j’étais en cravate. J’essayais de la jouer plutôt Cecil Beaton, le formidable photographe de la reine d’Angleterre. »

Dizzy Gillespie à Juan-les-Pins, en 1956. © Jean-Marie Périer

Au commencement de cet étonnant parcours, il y a une triple paternité. Son père biologique n’est autre qu’Henri Salvador, vedette de jazz et crooner adoré des Français. Jean-Marie Périer n’apprendra son existence qu’à l’adolescence. Son père adoptif, François Périer, est une légende du théâtre et du cinéma. Il lui donne affection et culture, avant qu’un troisième père, Daniel Filipacchi, patron de presse baroque, fou de jazz, de médias et d’Amérique, ne le prenne sous son aile pour en faire, à 16 ans, son assistant puis le photographe vedette de ses magazines à grand tirage : Jazz Magazine, Paris Match, Salut les copains, Mademoiselle Age tendre ou encore Lui, la version française de Playboy.

Le photographe des stars

A l’époque, le Wall Street Journal se moque de Johnny Hallyday. Le chanteur français y est décrit comme une pâle copie d’Elvis Presley qui « ne remplirait pas une cabine téléphonique de Pacific Palisades », un quartier chic de Los Angeles. En France pourtant, l’époque est aux ruptures foudroyantes, aux mutations sociales accélérées et aux scandales. Le pays entre dans la modernité et, à leur façon, les teenagers français – surnommés les « yéyés » – font partie de ces avant-gardes qui télescopent et déconstruisent la représentation du vieux monde avec un accord de guitare électrique.

Johnny Hallyday en est le meilleur représentant. Jean-Marie Périer n’a pas son pareil pour gagner la confiance de « l’idole des jeunes » et de ses acolytes – France Gall, Sylvie Vartan, Jacques Dutronc ou Françoise Hardy, qui sera un temps sa compagne – en les mettant en scène. « J’avais le même âge qu’eux et ils savaient que je leur voulais du bien », se souvient le photographe. Johnny Hallyday tient une bonne place dans ce panthéon. En 1966, façon Fureur de vivre, Jean-Marie Périer l’immortalise au volant de la Ferrari California que la star emboutit quelques heures seulement après son achat. « Il fonçait tout droit, c’est tout. Nous avions en commun de penser que dans la vie, la seule chose déraisonnable, c’est d’être raisonnable. »

Les Rolling Stones dans leur Boeing privé, en 1972. © Jean-Marie Périer
Johnny Hallyday au volant de sa Ferrari California, en 1966. © Jean-Marie Périer

Ses clichés racontent une France décorsetée, sortant du Moyen Age de l’après-guerre pour sauter à pieds joints dans les Swinging Sixties. Ils accompagnent aussi l’explosion des groupes anglo-saxons en France. Au George V, Jean-Marie Périer fait venir Brigitte Bardot dans la suite des Beatles, qui restent sans voix devant « la femme la plus sexy du monde ». C’est à cette époque qu’il prend l’un de ses clichés les plus célèbres : les « quatre garçons dans le vent », allumant ensemble leur cigarette dans l’obscurité. Le photographe français a obtenu sa carte d’entrée dans le cercle fermé de la contreculture. Il côtoiera les groupes les plus en vogue du moment, les stades pleins à craquer, les groupies affolées, les soirées fracassées.

Un rêve d’Amérique

Très tôt, Jean-Marie Périer photographie aussi les étoiles américaines du jazz qui se produisent à Saint-Germain-des-Prés ou au festival d’Antibes : Miles Davis, « le plus grand », Count Basie, « le pape du jazz band », Duke Ellington, assis au piano, ou Ella Fitzgerald, dont les avances le pétrifient. Avant de se prendre de passion pour les icônes du rock, qu’il découvre en rentrant de son service militaire en Algérie. Se succèderont devant son objectif Gene Vincent, Bob Dylan, David Crosby, James Brown, Nico ou encore Chuck Berry, avec qui il traverse le Sud des Etats-Unis en 1965, seul dans une Ford Thunderbird avec le « père du rock ‘n’ roll ».

Chuck Berry au volant de sa Ford Thunderbird dans le Mississippi, en 1965. © Jean-Marie Périer
Sylvie Vartan à New York, en 1962. © Jean-Marie Périer

Comme son patron et mentor Daniel Filipacchi, il vénère une Amérique mythique, découverte en CinemaScope, associée aux grands espaces, aux routes qui s’étirent jusqu’à l’infini et à la jeunesse triomphante incarnée par le trio James Dean, Marlon Brando et Elvis Presley. En 1980, préférant la réalité à la copie, le photographe met le cap sur Los Angeles où sa productrice l’introduit à Hollywood. Il y restera dix ans. Installé au Château Marmont puis dans une grande maison avec piscine sur les hauteurs de Mulholland Drive, « à une encablure de Jack Nicholson et Charlton Heston », il réalise près de 600 films publicitaires pour Coca-Cola, Camel ou Ford. Et dirige même un jeune Benicio del Toro dans un spot pour des jeans suédois !

Le Français accumule les succès et conduit une Cadillac. Il a une carte verte, des montagnes d’argent, mais aucun grand film. Et un immense sentiment de solitude. « Je me suis fait avoir par le cinéma, le rêve américain et ma vie professionnelle », explique-t-il. « Après les tournages, la vie est différente. On est seul. » Isolé de ses proches par neuf heures de décalage horaire, lassé par « l’obsession de la réussite à tout prix », il quitte les Etats-Unis et renoue avec son premier métier. « Je suis vraiment heureux d’avoir décidé de finir ma vie en France. Comme l’a écrit Patrick Modiano : ‘Il arrive un moment où le cœur n’y est plus !’ »

Retour à Paris, à la photographie

Sa sœur, Anne-Marie, dirige alors le magazine Elle, fleuron du groupe Hachette Filipacchi. Adieu les idoles de la chanson, bonjour les icônes de la mode. Les stars de l’époque s’appellent Yves Saint Laurent, Karl Lagerfeld, Sonia Rykiel, Azzedine Alaïa, Thierry Mugler et Jean Paul Gaultier. Ils l’ont connu vingt ans plus tôt et font partie de son cercle d’amis. Il immortalise leurs créations et leurs mannequins, ainsi que les « actrices montantes » : Laetitia Casta, Isabelle Carré, Sandrine Kiberlain, Valeria Bruni-Tedeschi. La future réalisatrice entrera dans son studio « empêtrée dans une robe que la rédaction a choisie pour elle, un look qui ne lui plaît pas et surtout qui ne lui ressemble pas […], figée comme une colombe devant un chasseur » !

Thierry Mugler et Jerry Hall à New York, en 2008. © Jean-Marie Périer

Puis viennent à nouveau la lassitude – de la frime, du clinquant, des nuits blanches – et l’envie d’une autre existence, loin des fonds de scène et du tumulte de la ville. A la fin des années 1990, le play-boy assagi se retire dans une petite ville de l’Aveyron, où il ouvre une galerie photo, expose sa collection de vieux boîtiers et se met à l’écriture. Dans des livres et sur Instagram, il raconte ses années 1960, ses souvenirs et sa vie dans les coulisses. Il recueille aussi les témoignages d’adolescents jetés à la rue en raison de leur homosexualité, publiés dans Casse-toi (2010), et réalise une campagne de santé publique dont il invente le slogan : « La drogue, c’est de la merde ! »

Loin des coteries, Jean-Marie Périer travaille désormais à son ouvrage « définitif ». Pas un énième livre de photos, mais un roman cette fois-ci. « Je suis probablement le photographe le plus connu des Français, mais cette célébrité m’agace », lance celui qui a longtemps été persuadé qu’il mourrait avant l’âge de 30 ans. « Les gens ne me connaissent qu’à travers une période de ma vie, celle où j’ai shooté les idoles françaises de la chanson pop et rock des années 1960-1970, alors que j’ai eu quatre ou cinq autres vies et que j’ai, depuis longtemps, abandonné la photo ! »


Mes nuits blanches de Jean-Marie Périer, Calmann-Lévy, 2023.


Article publié dans le numéro de mars 2024 de France-Amérique.