Perspectives

Molière est mort, mais sa langue est bien vivante

Non, le français n’est pas immuable. Non, les jeunes ne le déforment pas. Non, les anglicismes ne sont pas une menace. Dans un manifeste aussi incisif que nécessaire, un collectif de linguistes part en guerre contre les idées reçues sur la langue française.
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© Boris Séméniako/France-Amérique

Le français, c’est connu, est la « langue de Molière », comme l’anglais est celle de Shakespeare, comme l’allemand et l’espagnol sont celles de Goethe et de Cervantes. Sauf que, si un francophone se plonge dans le texte originel du Bourgeois gentilhomme ou des Fourberies de Scapin, il n’y comprendra pas grand-chose. Les mots, la grammaire, la graphie et même la prononciation ont changé. Depuis les serments de Strasbourg qui ont signé sa naissance, au IXe siècle, jusqu’à ce jour, le français, comme toutes les langues, ne cesse d’évoluer.

Des fautes deviennent souvent la norme. Ainsi le participe passé accordé avec l’auxiliaire « avoir » tend-il à devenir invariable. Et tant mieux ! Un casse-tête en moins pour chacun de nous. C’est aussi le point de vue qu’un collectif d’universitaires français, belges, suisses et québécois défend dans un opuscule au titre explicite publié en mai dernier : Le français va très bien, merci. Pour les Linguistes atterré(e)s, tels que se présentent les 18 auteurs et autrices, l’ « accumulation de déclarations catastrophistes sur l’état actuel de notre langue a fini par empêcher de comprendre son immense vitalité, sa fascinante et perpétuelle faculté à s’adapter au changement, et même par empêcher de croire à son avenir ».

Cette langue ne serait-elle pas menacée, quand même, par l’anglais ? Le nombre inquiétant d’emprunts à ce dernier n’est-il pas le signe de la défaite, de la disparition programmée du français ? Ne sommes-nous pas condamnés à parler cette monstruosité linguistique qu’est le franglais ? Les cris d’orfraie des déclinistes n’ont aucune assise scientifique, répondent les auteurs. Si anglicismes il y a, ils se font sous la forme d’« emprunts lexicaux, selon un processus d’appropriation, lent, graduel ». Courant aujourd’hui, « spoiler » – que certains aimeraient voir remplacer par « divulgâcher » – n’est pas un verbe anglais (et to spoil est lui-même issu du vieux français espoillier, « dépouiller »). C’est devenu, comme pressing, playback, tennisman, zapping et bien d’autres faux anglicismes, un mot français.

Rien de nouveau à cela. Comme on peut le lire dans un autre ouvrage de même tonalité, Le français est à nous ! Petit manuel d’émancipation linguistique (2019), un nombre considérable de mots et de calques (c’est-à-dire de traductions littérales, comme « guerre froide ») de l’anglais ont ainsi été adoptés au XVIIIe siècle. Beaucoup appartiennent au registre de la politique et du droit tels que «vote», « comité », « jury », « majorité », « minorité », « verdict », « coalition », « législature » et même « véto » et « ultimatum », termes latins redéfinis en anglais. Comme l’anglais qui a tant emprunté au français, ce dernier est capable d’intégrer quantité de vocables étrangers sans se dénaturer. En s’enrichissant au contraire.

Autre idée reçue contre laquelle s’insurgent les Linguistes atterré(e)s, « l’orthographe, c’est la langue ». En réalité, cette orthographe n’est pas toujours, tant s’en faut, ni logique ni étymologique. Son état actuel ne relève pas d’un plan d’ensemble, c’est l’évidence, mais d’une succession d’ajustements opérés au petit bonheur la chance. Des exemples ? « Nénufar » (d’origine perse) est devenu « nénuphar » en 1935, on se demande pourquoi. « Dompter » vient du latin domitare, qui ne comporte pas de « p ». Dérivé du latin postumus, posthume n’a rien à voir avec « humus » et ne devrait pas avoir de « h ». « Aspect », « respect » et « suspect » ont gardé de leur origine un « c » muet. Mais pas « objet», « préfet », « projet », « sujet », ni « rejet ». Et ainsi de suite.

© Boris Séméniako/France-Amérique

Mais que fait l’Académie ?

Si l’orthographe française est devenue si difficile d’accès, c’est que, contrairement à ce qui a été fait pour plupart des autres langues européennes, elle n’a pas été réformée depuis belle lurette. La « vieille dame du quai Conti », comme on désigne parfois l’Académie française, s’oppose régulièrement aux réformes de l’orthographe, lesquelles, pourtant, n’ont rien de révolutionnaire. Passer d’« oignon » à « ognon » et de « chariot » à « charriot » (comme « charrette »), ainsi que le préconisent les Rectifications de 1990, relève du simple bon sens. Le Dictionnaire de l’Académie française, qui, plus de trois siècles après son lancement, en est à peine à sa neuvième édition, est pour une bonne part obsolète. « Mariage », par exemple, y est défini comme « l’union légitime d’un homme et d’une femme ».

Parmi les autres idées reçues dénoncées dans le livre des Linguistes atterré(e)s : les Français parlent mal. Comme dans toutes les langues, l’oral précède l’écrit. Les modes de production de l’un et de l’autre sont très différents. L’oral est produit spontanément, sans préparation préalable. Le décalage avec l’écrit, fruit d’un long temps de préparation et susceptible de multiples corrections, n’a rien que de très normal. On dit « tu viens ? » au lieu de « viens-tu ? » et « ça va pas » plutôt que « cela ne va pas ». Lorsque nous parlons, nous allons à l’essentiel sans nous encombrer de fioritures telles que cet adverbe « ne » qui peut paraître superfétatoire. L’usage, bon ou pas, ce sont les locuteurs et pas les organismes officiels qui, au quotidien, le façonnent, le font vivre et évoluer. Nombre de termes surgissent régulièrement, comme, récemment, de nouveaux mots-valises (complosphère, mégabassine…) ou des adjectifs en « -able » tel revaccinable.

On l’aura compris : les auteurs sont tout sauf des fans – autre anglicisme entré dans notre vocabulaire – de l’Académie française, qui depuis longtemps ne suit plus l’évolution de la langue. On lui prête un rôle qu’elle n’a pas. De toute façon, elle n’a aucun pouvoir sur la langue, n’ayant pas de lien direct avec le ministère français de l’Education nationale. Elle n’édicte ni loi ni circulaire. Son dictionnaire ? Qui s’y intéresse ? En fin de compte, c’est dans sa participation aux travaux des commissions ministérielles de terminologie que réside son principal rôle. Et puis, à l’instar de l’Office québécois de la langue française, les pays francophones du Nord ont leurs institutions propres qui, elles, procèdent à un travail d’aménagement linguistique fort utile aux usagers locaux du français.

Preuve que, contrairement à un autre cliché, le français n’est en rien, en tout cas de moins en moins, la langue des Français. Il est, on le sait, de plus en plus africain. La plus grande ville francophone du monde n’est pas Paris, mais Kinshasa, capitale de la République démocratique du Congo, avec ses quelque 17 millions d’habitants. Qui plus est, le français n’est pas non plus la seule langue de France. Entre les parlers régionaux de l’Hexagone (alsacien, basque, breton ou corse), les créoles, mais aussi les idiomes de la Guyane ou de la Nouvelle-Calédonie, le pays compte plus de 70 langues. Or la France n’a pas ratifié la Charte européenne des langues régionales, texte destiné à protéger les langues des minorités.

Comme le suggèrent les Linguistes atterré(e)s, il est temps que le pays d’Emmanuel Macron applique à la francophonie le multilinguisme dont il se fait l’avocat quand il s’agit de la langue de Molière. Ou ne devrions-nous pas parler, plutôt, de la langue de Leïla Slimani, de David Diop, de Gad Elmaleh, d’Angèle et de Stromae ?


Le français va très bien, merci des Linguistes atterré(e)s, Gallimard, 2023.

Le français est à nous ! Petit manuel d’émancipation linguistique de Maria Candea et Laélia Véron, La Découverte, 2019.


Article publié dans le numéro de mars 2024 de France-Amérique.