The Observer

Pourboire ou pas pourboire ?

Quand laisser la pièce ? Combien laisser ? Pas évident. Entre taux fixe et bon vouloir, nous avons approfondi la question.
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© Mathilde Aubier/France-Amérique

« Le mois dernier, deux serveurs dans deux pays différents m’ont couru après dans la rue », me racontait une amie rentrée d’un tour du monde. « A Kyoto, pour me rendre les billets que j’avais laissés sur la table, et à Chicago, parce que je n’avais pas laissé assez ! » Dans le premier cas, le serveur était gêné ; dans le second, furieux. Comme le savent la plupart des lecteurs qui voyagent, il est difficile de savoir si et quand laisser un pourboire, et si oui, combien. Mais si on s’intéresse de plus près au phénomène, surtout d’un point de vue interculturel, on relève de profonds facteurs historiques : donner la pièce revient moins à maîtriser l’étiquette qu’à traverser sur la pointe des pieds un champ de mines protocolaire. En l’occurrence, les différences entre la France et les Etats-Unis sont flagrantes. Selon certains observateurs, ces dissemblances sont manifestes rien qu’aux termes employés : en Amérique, l’objet du tip est d’améliorer les performances (To Improve Performance) ou de s’assurer un service rapide (To Insure Promptness), alors qu’en France, avec le « pourboire », on paie un verre au serveur. L’efficacité américaine contre l’hédonisme à la française. (A vrai dire, le lien étymologique entre tip et tipple, « boisson alcoolisée », pourrait suggérer une origine similaire, mais passons.)

Historiquement, le pourboire remonte à l’Europe féodale, où il s’agissait d’atténuer les disparités sociales entre serveurs et servis, et ainsi dissiper tout ressentiment. D’après les célèbres observations d’un éminent anthropologue social américain, les gens gratifient alors les serveurs pour acheter leur jalousie et équilibrer la relation de part et d’autre de la transaction. Quand, au XIXe siècle, les Américains fortunés commencent à voyager à l’étranger, beaucoup d’entre eux se mettent à singer les habitudes prétendument sophistiquées des Européens, pourboire compris, au point de les rapporter dans leurs bagages. Selon la légende, c’est dans les années 1820 que la pratique aurait été lancée à New York, dans un restaurant d’inspiration française, Delmonico’s. A en juger par les récits de l’époque, les garçons étonnés n’auraient pas su quoi faire de cet argent. Selon les historiens, en revanche, le pourboire s’est vraiment imposé un demi-siècle plus tard, après la guerre de Sécession, lorsque les Noirs tout juste affranchis ont accédé aux emplois de service, en devenant bagagistes dans les gares ou, bien sûr, serveurs. Les payer le strict minimum et les contraindre à vivre des pourboires des clients est peu à peu devenu la norme.

Pendant la Reconstruction, cette forme de discrimination sera fortement condamnée. Laisser un pourboire était vu comme « un cancer au sein de la démocratie » et symbolisait un idéal aristocratique (le flunkyism, ou « servitude ») dont les ancêtres des Américains ont justement voulu se libérer en fuyant l’Europe. En somme, laisser un pourboire était considéré comme antiaméricain, dans la mesure où cette pratique incarnait une relation maître-valet qui n’avait pas sa place dans une république égalitaire. Six Etats l’ont même interdite. Mais le mouvement réformiste n’a pas pris et, en 1926, toutes ces lois avaient été abrogées. Essentiellement parce qu’il semblait vain de réglementer un usage ayant déjà pris naturellement une telle ampleur. Dès lors, laisser la pièce s’est normalisé. (Singulièrement, le mouvement anti-pourboire s’est répandu en Europe. Selon Saru Jayaraman, directrice du Food Labor Research Center à l’université de Californie à Berkeley, les syndicats européens ont repris la thématique en affirmant : « En qualité de professionnels, nous ne devrions pas dépendre des pourboires pour vivre ; nous devrions être payés par nos employeurs. ») Aux Etats-Unis, les actions se sont multipliées au fil des années pour modifier les habitudes. Sans succès. Pourtant une disparité subsiste, criante et persistante, entre le salaire minimum fédéral (7,25 dollars/heure) et le salaire minimum des employés qui peuvent recevoir un pourboire (2,13 dollars/heure, inchangé depuis 1991). Et si certains Etats, comme la Californie, affichent un taux minimum supérieur, l’écart entre les travailleurs confrontés aux pourboires et les autres reste énorme.

Plus alarmant encore, cette culture s’est étendue, passant des restaurants à presque tous les services, y compris la garde de chiens et l’épilation, au rythme d’un processus inquiétant surnommé en anglais tip creep. Et les sommes données, ou attendues, ont augmenté, passant de 15 à 20 %, voire plus, de l’addition totale. De la technologie (avec les applications sur tablette qui suggèrent des pourcentages) à la culpabilité (« Ces pauvres travailleurs méritent de gagner plus »), plusieurs facteurs expliquent cette tipflation. En conséquence, c’est désormais le client, et non plus l’employeur, qui détermine ce que les travailleurs gagnent. Et refuser est rarement une option : essayez donc de cliquer sur No Tip sous l’œil vigilant de votre barista. Comme le constate un expert, nous sommes passés de l’omission (oublier de glisser une pièce dans la tirelire à la caisse) à la commission (nous devons prendre la décision délibérée de ne pas laisser un pourboire).

© Mathilde Aubier/France-Amérique

En France, c’est très différent. On se méfie depuis longtemps du pourboire dans la mesure où la pratique respire la distinction de classe, façon « noblesse oblige ». Dans les années 1920, comme le fait observer Saru Jayaraman, les organisations syndicales se sont opposées à la pratique, la jugeant paternaliste. Des actions concertées ont été menées pour réglementer ou encadrer le pourboire dans les emplois de service, surtout dans la restauration où, des décennies durant, il représentait une part assez importante, voire la totalité, de la rémunération du serveur (dont le tablier est traditionnellement pourvu d’une poche spéciale). Dans certains établissements, les pourboires étaient si conséquents que les nouvelles recrues devaient payer leur prédécesseur pour avoir le privilège d’occuper leur poste. Mais en 1987, une loi est passée, réglementant salaires et conditions de travail.

Aujourd’hui, dans la restauration, le personnel en salle est employé aux termes d’un contrat à durée déterminée ou indéterminée, régi par une convention collective. Chacun perçoit un salaire, assorti des prestations habituelles en matière de santé, d’avantages sociaux et de congés payés. Une commission obligatoire (en général 15 %) est comprise dans les prix affichés sur les menus et les tickets de caisse. Rien d’autre n’est dû ou facturable. Aussi, laisser un pourboire relève-t-il d’une décision à prendre en toute liberté, surtout fonction de notre appréciation du service reçu. Et si servir à table n’a pas toujours été considéré comme un emploi de premier ordre (en argot, « loufiat » signifie à la fois « garçon de café » et « nigaud »), c’est aujourd’hui un métier à part entière qui exige le respect et passe par une formation de deux ans, généralement dans une école spécialisée. En France, un serveur saura vous expliquer la différence entre un malbec et un merlot, entre un roquefort et une fourme. En revanche, il ne vous gratifiera sans doute pas de son plus beau sourire, ne vous promettra pas de prendre soin de vous et ne vous demandera pas toutes les dix minutes si tout est à votre convenance. De fait, bien des touristes, surtout américains, trouvent que la France a un problème d’hospitalité. Ce à quoi un serveur français typique répondra qu’il vaut mieux être gentiment bourru qu’hypocrite.

Les observateurs familiers des systèmes et habitudes américains et français savent que la pratique du pourboire aux Etats-Unis s’inscrit dans la notion de libre arbitre qui imprègne chaque aspect ou presque de la société. Les clients n’aiment pas être obligés de laisser une pièce, même s’ils le font toujours. Lors d’une expérience menée par Michael Lynn, professeur en comportement des consommateurs à l’université de Cornell, les participants ont reçu deux menus fictifs : l’un indiquait des prix normaux, assortis d’une note précisant qu’un pourboire de 15-20 % serait « apprécié » ; l’autre proposait les mêmes plats 15 % plus chers, une note précisant que la majoration avait pour objet de « payer notre personnel ». On a ensuite demandé aux participants lequel des deux menus était le plus cher. L’immense majorité a répondu l’option avec « service compris », tout en reconnaissant laisser de toute façon un pourboire d’au moins 15 %. Conclusion : c’est mon choix, même si au final je paye plus.

En France, au moment de régler l’addition, combien le client devrait-il laisser ? La politique du « service compris » est si enracinée que la plupart des clients laissent sur la table quelques pièces ou un petit billet quand le repas leur a vraiment plu. Une récente enquête de l’institut de sondage CSA montre que 75 % des consommateurs (et 85 % dans les restaurants) laissent toujours un pourboire, de 3 euros en moyenne. Ce pourcentage recule toutefois, surtout parce que les gens ont de moins en moins de liquide sur eux et que peu de terminaux de paiement permettent d’ajouter un pourboire. Les jeunes en particulier semblent estimer que rédiger un avis enthousiaste sur une plateforme en ligne revient au même. Une récente étude sur la génération Z en France a conclu que les plus jeunes n’ont pas le « réflexe naturel de donner », préférant économiser leur argent tant ils sont pessimistes quant à l’avenir.

Malgré de nettes différences culturelles entre les consommateurs des deux côtés de l’Atlantique, laisser un pourboire lasse apparemment toujours plus, lassitude qui ira, selon toute probabilité, en s’accentuant. Pour autant, suivant le consensus, la pratique est si ancrée dans la culture américaine qu’aucun changement significatif ne saurait intervenir à court terme. D’ailleurs, un chercheur a récemment découvert que l’outil d’intelligence artificielle ChatGPT produit des réponses nettement plus longues si on lui propose un pourboire. Eh oui, même les robots sont sensibles aux pots-de-vin. En France, en attendant, vous pouvez toujours compter sur les serveurs professionnels, qui savent y faire pour gagner vos faveurs. Un jour, dans un célèbre café du boulevard Saint-Germain à Paris, j’ai demandé : « Le service est-il compris ? » Ce à quoi le garçon a répondu : « Oui, monsieur. Mais pas le pourboire. »


Article publié dans le numéro de mars 2024 de France-Amérique.