Livres

En France, les planètes s’alignent pour la littérature québécoise

Portée par Hélène Dorion, Kevin Lambert ou Eric Chacour, la littérature québécoise connaît un regain d’intérêt en France et sera l’invitée d’honneur du Festival du livre de Paris du 12 au 14 avril. Ce contexte favorable s’explique par une maturité du secteur littéraire et l’audace de ses représentants.
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© Festival du livre de Paris

« L’automne 2023 a été un moment charnière, mais pas inédit » pour la littérature québécoise en France, affirme Marie-Emmanuelle Lapointe, professeure au département des littératures de langue française à l’université de Montréal. Par leur langue et les thèmes qu’ils abordent, Que notre joie demeure (2022) de Kevin Lambert, dans la première sélection du prix Goncourt et lauréat du prix Médicis, et Ce que je sais de toi (2023) d’Eric Chacour, lauréat du prix Femina des lycéens, ont ravivé un intérêt dormant du public français pour la littérature québécoise. Le roman de Kevin Lambert brosse un portrait des ultra-riches de Montréal à travers une écriture dense et immersive. Eric Chacour, pour sa part, entraîne le lecteur dans l’Egypte des années 1980, au sein de la communauté levantine, où la vie d’un médecin établi sera bouleversée par une rencontre.

Quelques semaines plus tôt, à l’occasion de la rentrée scolaire en France, Mes forêts (2021) de la poétesse québécoise Hélène Dorion, un recueil dans lequel elle fait entendre le chant des arbres, intégrait le programme de tous les élèves de première générale et technologique. Un signal fort puisqu’elle est la première femme vivante dont l’œuvre est étudiée au baccalauréat. Fière de cet honneur, l’autrice note cependant qu’il y a « encore une grande méconnaissance de la littérature québécoise. Nous sommes au stade de la découverte et de l’émerveillement devant une littérature qui provient d’un petit pays à l’histoire relativement jeune. » Ces signaux convergents ont conduit le Festival du livre de Paris, qui se tiendra au Grand Palais Ephémère, à désigner le Québec comme invité d’honneur cette année : une première depuis 1999. « A l’issue de la pandémie, le Québec a fait partie des premiers à nous suivre dans ce pari un peu fou de transformer le salon du livre en une manifestation beaucoup plus culturelle », souligne Jean-Baptiste Passé, le directeur du festival. « Il y a un frémissement et un regain d’intérêt autour de la créativité de la scène littéraire québécoise. »

Au-delà des succès en librairie, il y a surtout un soutien politique fort de la part de la province. Les ministères de la Langue française, de la Culture et des Communications, et des Relation internationales et de la Francophonie soutiennent cette opération opérée par Québec Edition, un comité de l’Association nationale des éditeurs de livres (ANEL) regroupant plus de 110 maisons d’édition de langue française du Québec, de l’Ontario, du Manitoba ou du Nouveau-Brunswick. Selon Geneviève Pigeon, présidente de l’ANEL, « le fait que le Québec soit invité d’honneur témoigne de la maturité et de la stabilité du milieu littéraire. Les maisons d’édition qui seront présentes à Paris illustrent la grande richesse de notre écosystème, avec des maisons historiques, ainsi que de jeunes structures qui n’existaient pas en 1999 et qui ont su proposer des œuvres aujourd’hui reconnues internationalement. »

Une Nouvelle Vague québécoise

Le Quartanier, La Peuplade, Mémoire d’Encrier, Héliotrope, la maison qui édite Kevin Lambert, ou Alto, qui représente Eric Chacour, ont toutes émergé au début des années 2000 et ont depuis bouleversé le paysage éditorial québécois. Au point de provoquer, selon Marie-Emmanuelle Lapointe, une sorte de « changement de garde » en remportant de nombreux prix littéraires. Par l’intermédiaire de l’ANEL, le secteur peut aujourd’hui se déployer dans le monde francophone à travers des rencontres avec les professionnels du livre, des opérations de communication à destination des journalistes ou des initiatives locales comme « Je lis québécois ». Lancée durant de la pandémie, cette campagne nationale pilotée par l’ANEL vise à inciter les Québécois à soutenir leur littérature et à partager leurs lectures sur les réseaux sociaux. Une journée spéciale y est consacrée le 12 août, ainsi qu’un mot-dièse avec plus de 28 000 publications sur Instagram.

Ce renouveau a porté ses fruits jusqu’en France, où les éditions Philippe Rey publient de la littérature québécoise depuis 2018. L’ouverture à la francophonie est dans l’ADN de la jeune maison parisienne. Benoit Arnould, son responsable commercial et l’éditeur d’Eric Chacour, constate que la culture québécoise infuse depuis plusieurs années en France : « Le cinéma de Xavier Dolan, par exemple, nous sensibilise à la création québécoise. Il y a aussi une ouverture plus grande aux littératures francophones de manière générale. Le Québec est pris dans ce courant. »

Antoine Tanguay, le président et « timonier en chef » d’Alto se félicite de cet « alignement des astres », mais ajoute que « dans l’histoire récente, il y a toujours eu des éditeurs étrangers intéressés par nos auteurs ». Pour cette maison fondée à Québec en 2005, pousser en France la littérature de la Belle Province a toujours fait partie de la stratégie. « Nous sommes dans une position de survivance culturelle. Nous sommes dans une poche francophone qui se doit de se protéger et de s’ouvrir. Le fait culturel québécois est emmuré dans un fait anglophone. Cela provoque un effet de village gaulois. » En revanche, il refuse de voir la publication de ses œuvres en France comme une « consécration » et insiste : « Etre publié au Québec est tout aussi prestigieux. »

Si la littérature québécoise se distingue en ce moment, il faut cependant nuancer ce succès, dont la récurrence est cyclique. « Il y a toujours eu des moments où la littérature québécoise a plu au-delà du Québec », affirme Marie-Emmanuelle Lapointe, « notamment à travers l’œuvre de Réjean Ducharme ou Marie-Claire Blais, lauréate du prix Médicis en 1966 ». Ces figures majeures ont participé au développement de la littérature québécoise moderne. Avant elles, il y a eu Histoire du Canada depuis sa découverte jusqu’à nos jours de François-Xavier Garneau, publié à partir de 1845 et considéré comme le texte fondateur d’une tradition littéraire au Canada francophone ; Emile Nelligan, un mythe ayant écrit toute son œuvre poétique avant ses 19 ans ; Hector de Saint-Denys Garneau, l’un des premiers poètes à pratiquer le vers libre au Québec ; ou encore Gabrielle Roy, pionnière du roman urbain en 1945 avec Bonheur d’occasion.

Plus de québécismes, plus de diversité

L’enjeu, aujourd’hui, est d’inscrire ce renouveau dans la durée. Là encore, le contexte semble être plus favorable. « Pendant longtemps, le public français attendait des Québécois du dépaysement, une forme d’exotisme », souligne l’autrice et traductrice Dominique Fortier. « Ils voulaient lire sur les grands espaces, la nature… Il y avait une vision folklorique du Québec. Je pense que cela est en train de changer. » Les particularités de la langue provinciale elles aussi sont mieux accueillies à l’étranger. D’ailleurs, les romans québécois sont écrits « dans un français assez standard », remarque Julie Auger, professeure au département de linguistique et traduction de l’université de Montréal. Même si « dans certains livres, les dialogues contiennent une langue plus familière, plus proche de la réalité ».

C’est le cas par exemple dans Le Plongeur (2016) de Stéphane Larue. Ce roman sur l’addiction aux jeux d’argent est ponctué d’argot local (« décalisser » : quitter un endroit en colère ; « chum » : un partenaire, un ami ; « blonde » : une conjointe, une petite amie). Il reste néanmoins accessible aux non-initiés. Pour Julie Auger, « le langage est un frein pour ceux qui ne veulent pas faire l’effort ». La poétesse Hélène Dorion constate quant à elle qu’il y a un grand malentendu lié à la langue commune : « La littérature québécoise n’était pas accueillie comme une littérature étrangère traduite, pourtant cela reste une littérature étrangère, mais dans une langue commune. Ce point de vue particulier a été un obstacle et a mis des freins là où il n’y en avait pas. Nous sommes des écrivains qui écrivent en français : c’est la meilleure manière de nous accueillir et de nous lire. »

Au-delà des québécismes (pour citer d’autres exemples, « débarbouillette » : gant de toilette ; « quétaine » : démodé ; « jaser » : converser, « placoter » : parler familièrement en prenant son temps ; « se calmer le pompon » : cesser de s’énerver), la littérature de la Belle Province profite de sa modernité, à la fois dans les sujets qu’elle porte et dans son exploration formelle. Marie-Emmanuelle Lapointe note un retour d’un engagement de la parole (féminisme, antiracisme, défense et représentation des minorités) et un intérêt critique nouveau pour les écritures autochtones. Comme Shuni (2019), de l’autrice innue Naomi Fontaine, ou Kukum (2019) de Michel Jean, publié en France chez Points. « Plus qu’un ou plusieurs thèmes, nous avons tendance à aller plus facilement vers les écritures plus fragmentaires et des formes hybrides », ajoute Dominique Fortier. « Parmi les titres intéressants ces derniers années, nombre d’entre eux sont un cauchemar pour les libraires parce qu’ils ne savent pas sur quelle table les placer. » Son livre Les villes de papier (2020) est un parfait exemple : il a été considéré comme un roman lors de sa sortie au Québec, avant de recevoir en France le prix Renaudot de l’essai.

Que ce phénomène soit durable ou éphémère, la question de la vitalité de la langue française restera un enjeu majeur pour le Québec. En octobre 2023, la province canadienne est devenue le premier partenaire international de la Cité internationale de la langue française à Villers-Cotterêts, entre Paris et Reims. En retour, les lecteurs français le rendent bien à leurs « cousins » des rives du Saint-Laurent. « Les Français accueillent notre littérature dans sa diversité », observe l’auteur Eric Chacour. « Mais je ne suis pas sûr qu’ils se ruent chez leurs libraires en demandant un roman québécois. Je crois qu’ils cherchent avant tout un bon texte, et si, de plus en plus, celui qu’on leur conseille vient de chez nous, nous ne pouvons que nous en réjouir ! »

© Librairie Bertrand

Trois livres récents pour découvrir la littérature québécoise, recommandés par la librairie Bertrand de Montréal

Ténèbre de Paul Kawczak, La Peuplade, 2020

« Sous ordre du roi belge, un géomètre du nom de Pierre Claes se rend en Afrique afin de délimiter le tracé de la frontière nord du Congo, accompagné dans sa mission par Xi Xiao, un ancien bourreau chinois spécialiste de la découpe humaine. De l’Europe à l’Afrique, entre désirs, déceptions et douleurs, ce roman est un bouleversant chef d’œuvre d’ingéniosité. »

Chauffer le dehors de Marie-Andrée Gill, La Peuplade, 2019

« Ce recueil de poésie par l’autrice innue originaire de la communauté de Mashteuiatsh, au nord de Québec, est l’histoire d’une peine d’amour. Oscillant entre tendresse et tristesse, Marie-Andrée Gill se livre sur les relations, sur ses souvenirs qui ne veulent pas s’éteindre pour mieux se réconcilier avec l’amour. Un livre qui réchauffe le cœur ! »

L’Orangeraie de Larry Tremblay, Alto, 2013

« Dans ce court roman, où l’action n’est jamais clairement située ni datée, une famille voit son destin éclaté sous les obus. Un grand sacrifice devra être fait face à cette guerre et personne n’en sortira indemne. Ce récit se lit comme une grande tragédie. »