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Le rêve américain d’un libraire en série

Créer une librairie française de quartier à New York ! C’est le pari de Cyril Dewavrin, qui vient d’ouvrir à côté de Chelsea La Joie de Vivre, un espace associant livres en français et en anglais, café et viennoiseries.
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© Kate Stremoukhova/France-Amérique

Paris, Avignon et maintenant Manhattan ! A 41 ans, Cyril Dewavrin a déjà repris ou créé trois librairies en France, et pour la quatrième, il a choisi de traverser l’Atlantique. En décembre dernier, il a ouvert La Joie de Vivre au numéro 145 de la 27e Rue Ouest. D’abord en mode pop-up, avec une sélection limitée à 3 500 ouvrages en français et en anglais, le temps de finir les travaux de sa « grande » librairie, qui doit ouvrir ses portes à la mi-mars. Sur 160 mètres carrés, l’espace offrira plus de 10 000 références dans les deux langues : romans classiques et contemporains, essais, beaux livres sur la culture et la gastronomie française, ouvrages jeunesse, guides et récits de voyage, bandes dessinées. Mais aussi un espace café et petite restauration, ainsi que des produits dérivés, cartes postales, sacs en toile, posters de Sempé, couvertures du New Yorker, jeux de société, puzzles, etc.

Un projet ambitieux et un investissement conséquent (3 millions de dollars) pour cet homme calme et passionné, qui se définit humblement comme un « libraire de quartier ». « Ce qui fait le succès d’un endroit comme celui-ci, c’est toujours la rencontre entre un libraire et un quartier », explique-t-il. « Petit à petit, les deux apprennent à se connaître et l’assortiment devient une combinaison des choix du libraire et des goûts des clients. » Non loin de Chelsea, du Flatiron et de l’Empire State Building, « il y a beaucoup de Français, notamment des touristes qui veulent des livres sur New York et les Etats-Unis. Voyager ici avec Jack Kerouac dans la poche, c’est une expérience formidable ! »

L’idée de s’installer à New York est justement venue d’un voyage, il y a un an, au moment où Cyril Dewavrin pensait plutôt ouvrir sa prochaine librairie à Aix-en-Provence. « Je suis d’abord venu trois semaines en touriste aux Etats-Unis. Je connaissais déjà le pays, mais là, j’ai eu un coup de cœur et je me suis dit que c’est à New York que je voulais vivre pour quelques années. Et c’est plus fort que moi : si je m’installe quelque part, il faut que j’y ouvre une librairie ! »

Avide de lectures depuis l’adolescence, il a commencé à travailler dans des librairies parisiennes juste après le bac, avant d’ouvrir la sienne en 2007, à l’âge de 25 ans avec un associé. « Nous avons pu reprendre une librairie de BD rue Lamarck, dans le 18e arrondissement, au départ avec l’idée un peu folle de nous spécialiser dans la philosophie. » Pour le jeune homme, le retour à la réalité a été brutal : « Comme beaucoup de libraires débutants, je me disais que c’était un métier intellectuel, que j’allais côtoyer des auteurs formidables. En fait, c’est plutôt comme la restauration : on passe son temps à porter des cartons, à faire des comptes d’apothicaire… La première année, j’ai travaillé 70 heures par semaine, sans prendre de vacances. Ça a été une grosse claque, mais j’ai tout appris du métier. »

© Kate Stremoukhova/France-Amérique
© Kate Stremoukhova/France-Amérique

Miser sur le lien social et l’ambiance

Après un an de galère, il diminue la place consacrée à la philosophie pour devenir libraire généraliste et trouve son rythme de croisière. « Notre succès est venu des rencontres avec les auteurs : nous en organisions quasiment une par semaine, les clients adoraient ça. Nous avons aussi misé sur le lien social et l’ambiance, sans snobisme ni posture, avec des dégustations de vin certains soirs ou de thé le dimanche matin. Pour moi, une librairie doit être un repère du quartier, un lieu pour échanger, pour se retrouver. Il faut que les gens suivent la vie de la librairie comme si c’était une série sur Netflix ! »

En 2010, Cyril Dewavrin ouvre un deuxième magasin de livres, plus petit, dans le 9e arrondissement, rue Cadet. « Je proposais surtout une sélection de coups de cœur. Ça marchait bien, avec une clientèle très fidèle, mais j’ai revendu l’espace au bout de trois ans, parce que les prix de l’immobilier s’étaient envolés. La plus-value m’a permis de pérenniser la première libraire, que j’ai cédée quelques années plus tard à deux salariés. » Il met ensuite le cap sur le sud de la France et ouvre en 2017 une librairie à Avignon, en s’inspirant de ce qui avait fait son succès à Paris : s’ancrer dans la vie locale en organisant des rencontres et des événements.

A cela s’ajoute une autre recette, indispensable selon Cyril Dewavrin : proposer autre chose que des livres. « Les Français ont du mal à le comprendre, et on me l’a parfois reproché, parce que le milieu littéraire peut être un peu snob », admet-il. « Pour qu’une librairie soit rentable, il faut vendre des cartes postales, des affiches, des tote bags, de la papeterie, mais toujours en gardant un esprit littéraire. » A Manhattan, les sacs en tissu portent le logo de La Joie de Vivre, un beau chat noir dans l’esprit Art déco, ou le visage d’auteurs célèbres avec un humour décalé : Arthur Rimbaud s’affiche sur fond de drapeau arc-en-ciel, avec la mention The Rimbaud Flag, en clin d’œil au drapeau de la communauté LGBTQ+.

L’ajout d’un espace café, avec des viennoiseries, des pâtisseries françaises et des sandwichs, s’inscrit dans le même objectif. A terme, le libraire estime que les livres ne représenteront qu’un tiers de son chiffre d’affaires. « Sur un expresso, la marge atteint 90 %. Cela va aider la librairie à vivre, tout comme les produits dérivés, qui sont bien plus rentables que les livres. Il faut mélanger les deux pour atteindre un équilibre économique. Une librairie doit être un vrai commerce, pas une simple vitrine. On peut faire des choses très intellectuelles tout en vendant aussi des puzzles ! »

A l’ombre d’Albertine

Avant l’ouverture de La Joie de Vivre, la seule librairie francophone généraliste de New York se situait dans les locaux des services culturels de l’ambassade de France, sur la Cinquième Avenue. Inaugurée en septembre 2014, Albertine est née pour combler le vide laissé par la fermeture de la mythique Librairie de France, qui a occupé un espace du Rockefeller Center de 1935 à 2009. « Albertine est un service de l’ambassade, qui verse le salaire de ses trois libraires, mais son principe est d’être viable économiquement », explique sa directrice, Sandrine Butteau. Sur deux étages d’un superbe hôtel particulier, Albertine propose un catalogue de plus de 15 000 ouvrages de littérature générale, de livres pour les enfants et d’essais de sciences humaines. « Notre clientèle est composée à parts égales de francophones et d’Américains, et la part de titres traduits du français augmente depuis plusieurs années. » En plus d’un site de vente en ligne, Albertine a noué des partenariats pour créer un réseau de French corners dans des librairies indépendantes américaines, comme Politics and Prose à Washington, Brazos Bookstore à Houston ou Elliott Bay Book Company à Seattle.


Article publié dans le numéro de mars 2024 de France-Amérique.