C’est un coffee shop pas comme les autres qui vient d’ouvrir au cœur de Manhattan, à l’angle de Lexington Avenue et de la 52e Rue Est. Dans ce quartier de bureaux proche du Rockefeller Center, le mobilier soigné et l’ambiance paisible de Café Joyeux tranchent avec les enseignes de restauration voisines, qui privilégient rapidité et décor minimaliste. Mais la principale différence de cette nouvelle chaîne, venue de France comme son nom l’indique, est avant tout humaine. Diana, Malik, Troy, Rachel et les neuf autres équipiers qui assurent le service au comptoir, en salle ou en cuisine, sont atteints de trisomie 21 ou de troubles du spectre autistique. Quatre managers, des professionnels de la restauration formés pour travailler avec eux, se chargent de les encadrer.
Développer un réseau de cafés-restaurants pour donner des emplois et de la visibilité à des personnes souffrant de handicap mental ou cognitif : le concept de Café Joyeux, né à Rennes en 2017, s’est développé à une vitesse impressionnante. Vingt cafés ont déjà ouvert en France, en Belgique et au Portugal, et six inaugurations sont prévues en 2024, sans compter celle de New York. Il faut dire que les besoins sont immenses. « En France, plus de 700 000 personnes sont touchées par l’autisme ou la trisomie 21. L’immense majorité d’entre elles ne travaillent pas parce qu’elles sont différentes. Elles sont moins performantes, donc on ne veut pas d’elles », explique Yann Bucaille, qui a fondé Café Joyeux avec son épouse dans l’idée de mettre en œuvre « une forme de capitalisme social ».
Sa prise de conscience est venue en 2014, lors d’une sortie en mer. A l’époque, ce quinquagénaire, passionné de voile et catholique, s’est installé avec sa famille en Bretagne, après avoir dirigé et développé pendant dix ans le groupe Émeraude, une entreprise fondée par son père. Il partage alors son temps entre la création d’un hôtel de luxe à Dinard, le Castelbrac, et des balades à bord du catamaran de son association, Emeraude voile solidaire, aménagé pour emmener des personnes malades, handicapées ou en situation d’exclusion. Un jour, un autiste de 20 ans lui demande si lui, le patron, n’a pas de travail à lui proposer. « Je lui ai dit que je n’en avais pas », se souvient-il, « et il s’est mis en colère ».
Rennes, Paris, New York
Marqué par cette rencontre, Yann Bucaille embauche en 2016 dans son hôtel un jeune trisomique, Vianney-Marie. « C’était son premier emploi et il y travaille toujours. Quand nous avons vu que ça marchait, ma femme et moi avons décidé d’ouvrir le premier Café Joyeux à Rennes. » Pour l’inauguration du deuxième en 2018, près de l’Opéra de Paris, il bénéficie du soutien d’un voisin de Bretagne, Nicolas Hulot. L’ancienne star de la télévision française, alors ministre de la Transition écologique et solidaire dans le gouvernement d’Édouard Philippe, vient couper le ruban en compagnie de la secrétaire d’Etat chargée des Personnes handicapées, Sophie Cluzel, et de Brigitte Macron. « Du coup, toute la communauté du handicap s’est intéressée au projet », explique Yann Bucaille, « et nous avons reçu tellement de sollicitations que nous sommes revenus vivre à Paris pour développer Café Joyeux ».
L’entreprise française est détenue par une fondation à but non lucratif, le Fonds de dotation Emeraude solidaire, et tous les bénéfices sont réinvestis pour ouvrir de nouveaux cafés. « Généralement, cela part de personnes qui trouvent un emplacement et qui lèvent de l’argent auprès de mécènes. Avec les dons, nous finançons les travaux, puis nous recrutons et formons les équipes, qui ensuite assurent la pérennité économique du projet par leur travail. »
Ce modèle a permis à Café Joyeux de traverser l’Atlantique, à la demande de familles françaises et américaines installées à New York. « Nous avons commencé par leur dire non, mais ils se sont mobilisés et ils ont fini par nous convaincre de créer une fondation de droit américain, Joyeux U.S. Ils ont fait un travail exemplaire pour nous aider et pour fédérer une équipe sur place. » Le projet a mis deux ans à se monter, et les 13 équipiers ont été recrutés grâce à des liens avec les associations locales de personnes autistes et trisomiques. « Le projet leur paraissait fou. Il a fallu les convaincre que si nous y arrivions en France, nous pouvions y arriver ici aussi. »
Café, thé et croque-monsieur, « servis avec le cœur »
Installé à la place d’un Starbucks, le Café Joyeux new-yorkais reprend les codes graphiques et l’offre de ses grands frères hexagonaux. Le nom, le logo et les grandes photos noir et blanc d’équipiers sont les mêmes. Quant au slogan, « Servi avec le cœur », il a été traduit en Served from the heart. Comme en France, la décoration, à dominante jaune et noir, a été confiée à Sarah Poniatowski, fondatrice et designer de la maison Sarah Lavoine. Et les principales recettes (croque-monsieur, tartes salées, salades…) sont élaborées par le célèbre chef parisien Thierry Marx. « Je suis un entrepreneur, j’aime le service et la qualité », revendique Yann Bucaille. « L’objectif est de faire travailler nos équipiers dans un lieu dont ils sont fiers. Le message est que nous ne voulons pas faire pitié, même si la compassion est quelque chose de très beau. Nous voulons que nos cafés fassent envie ! »
Cette stratégie de marque se décline dans une gamme de thés et de cafés, vendus sur le site de l’entreprise et, en France, dans les hypermarchés Carrefour. « C’est le premier café de grande consommation qui est entièrement d’intérêt général, car l’intégralité des bénéfices servent à financer l’ouverture de nouveaux restaurants », explique l’entrepreneur. La fondation a également lancé en 2021 le Centre de formation des apprentis joyeux, permettant à ses salariés de préparer pendant deux ans un diplôme d’agent polyvalent de restauration, reconnu par l’État français. « Nous avons délivrés nos premiers diplômes l’an dernier, à sept équipiers qui étaient sortis de l’école entre dix et quinze ans à cause de leur handicap. Sur le plan de l’impact, c’est colossal. »
En seulement cinq ans, le café rennais est devenu une (petite) multinationale « solidaire et inclusive » de 280 personnes, dont 180 sont en situation de handicap. A ce jour, deux d’entre elles ont trouvé un travail dans la restauration en dehors de Café Joyeux. « C’est peu, mais le diplôme va servir à ça. Le monde économique doit se saisir de l’insertion, et ce n’est pas encore le cas. » En attendant, le modèle Café Joyeux continue de s’étendre, même si Yann Bucaille se refuse à donner des objectifs de long terme. « Nous avons grandi très vite, mais ce n’est rien à côté de l’attente : à ce jour, nous avons reçu 1 500 demandes d’ouverture ! »