Entre le début de l’occupation allemande en juin 1940 et sa libération par les Alliés en septembre 1944, le port du Havre a été bombardé 132 fois, essentiellement par l’aviation britannique qui tentait d’anéantir la forteresse nazie défendant la région. Ces 132 bombardements ont rasé 150 hectares de terres, détruit 12 500 bâtiments de la ville, annihilé le port et ses 350 navires, qui gisaient maintenant au fond de la mer, tué 5 000 personnes et sinistré quelque 80 000 autres. Il faudra attendre 20 ans pour que la ville soit entièrement reconstruite.
En 1946, deux ans à peine après la libération du Havre, Albert Camus observe ces destructions par les vitres d’un car – « une ancienne voiture cellulaire, sale et poussiéreuse » – qui le conduit vers le port reconstruit. Après avoir traversé la guerre et résisté pendant quatre ans à l’envahisseur allemand, ce qu’il voit ne lui est pas étranger : « Le Havre, avec d’immenses chantiers de gravats. » Une ville en ruines, métaphore de la France elle-même, dévastée mais vivante, tentant d’émerger des décombres.
Le Havre à travers une vitre sale sera la dernière image urbaine qu’aura Albert Camus avant de découvrir New York depuis le pont de l’Oregon, deux semaines plus tard. Entre les deux, sur les eaux houleuses de l’océan Atlantique, il a préparé le cours qu’il doit donner à Columbia sur « la crise de l’homme ». Il représente bien sa patrie en la matière. Comme les ouvriers de nombreuses villes portuaires normandes, Albert Camus entend reconstruire la France. Si les premiers manient le marteau et travaillent sur les infrastructures du pays, lui emploie le stylo et s’inquiète de l’image de la nation. Comme l’écrit l’historienne américaine Alice Kaplan en introduction de Travels in the Americas: Notes and Impressions of a New World (2023), « les visites officielles d’Albert Camus [en Amérique] ont contribué à la pressante mission culturelle de la France dans l’après-guerre : gommer les stigmates de Vichy, promouvoir la langue et la culture françaises […] lors d’évènements auxquels participent des écrivains et des scientifiques capables d’attirer les foules ».
Un nouveau monde, hanté par l’ancien
Peut-être sans surprise, les journaux d’Albert Camus sur son premier voyage en Amérique du Nord évoquent très peu ce cours et d’autres conférences, pourtant l’objectif premier de sa mission aux Etats-Unis et au Canada. Il consigne bien plus ses impressions d’un lieu qui, à la mi-temps du siècle, émerge du brouillard de la guerre et semble être, à bien des égards, à l’opposé de la France et de l’Europe en général. Les Etats-Unis sont sortis du conflit mondial avec la moitié des richesses de la planète, l’essentiel de ses grands artistes et l’ensemble de son optimisme.
Les Etats-Unis représentent beaucoup de choses pour Albert Camus, mais peu sont positives. En découvrant Coney Island « dans le froid, avec le vent gris et le ciel plat », il a le cœur « tranquille et sec que je me sens devant les spectacles qui ne me touchent pas ». Si le port de New York le frappe comme le berceau où règnent « l’ordre, la puissance [et] la force économique », il n’en est pas moins un monument d’une « admirable inhumanité ». Quand Albert Camus pose enfin le pied à Manhattan, il est aveuglé par les enseignes lumineuses et les gigantesques panneaux publicitaires des marques de cigarette. Il se plaint « que personne n’a jamais de monnaie dans ce pays et que tout le monde a l’air de sortir d’un film de série ». En passant devant une boutique de cravates, il trouve que « tant de mauvais goût paraît à peine imaginable ».
Le commerce auquel est soumis chaque moment de la vie (et de la mort) le hérisse : « Une des façons de connaître un pays, c’est de savoir comment on y meurt. Ici, tout est prévu. ‘You die and we do the rest’ [Vous mourrez, nous faisons le reste], disent les affiches publicitaires. Les cimetières sont des propriétés privées : ‘Dépêchez-vous de retenir votre place.’ » Même l’odeur de New York, « parfum de fer et de ciment », ne saurait lui prouver les vertus de ce nouveau monde audacieux. C’est seulement en s’échappant de New York, lors d’un bref séjour à Québec pour une conférence, qu’Albert Camus apprécie le revers de la médaille nord-américaine, à savoir sa splendeur naturelle : « Pour la première fois dans ce continent l’impression réelle de la beauté et de la vraie grandeur. »
Pourtant, les Américains eux-mêmes le surprennent agréablement. Après avoir observé combien race et racisme sont présents au quotidien, il est rasséréné en observant dans le bus un homme blanc laisser son siège à une femme noire. Et quand, pendant son cours à Columbia, quelqu’un vole la caisse remplie de dons pour les enfants français victimes de la guerre, il est stupéfait de voir chaque membre de l’assistance contribuer une seconde fois, et plus encore que la première. « Typique de la générosité américaine. Leur hospitalité, leur cordialité est du même goût, immédiate et sans apprêt. Ce qu’il y a de meilleur en eux. »
Les notes d’Albert Camus dans ses Journaux de voyage ont en commun son obsession à identifier et définir ce qu’il appelle le « tragique américain » : « C’est celui qui m’oppresse depuis que je suis ici mais je ne sais pas encore de quoi il est fait. » Quand après avoir vu New York il se rend à Philadelphie, Washington et Québec (il écrit très peu sur ces trois dernières villes), il commence à mettre un doigt sur le problème : le manque total d’introspection. « Dans ce pays où tout s’emploie à prouver que la vie n’est pas tragique », les Américains ont en conséquence « le sentiment d’un manque ». Justement, Albert Camus a du mal à regarder ce qui pourrait être un panorama magistral de New York depuis l’hôtel Plaza sans conjurer une vision apocalyptique de l’avenir de la ville, semblable au récent passé de son pays : « Avec ses millions de fenêtres éclairées, et ses grands pans noirs qui portent ce clignotement à mi-hauteur du ciel, j’ai l’impression d’un gigantesque incendie en voie d’achèvement qui dresserait devant l’horizon des milliers d’immenses carcasses noires et farcies encore par des points de combustion. »
Dans les nuages de sa propre célébrité
Le voyage d’Albert Camus en Amérique du Sud, trois ans plus tard, se lit à plusieurs titres comme un approfondissement des sensations désagréables qui avaient germé lors de sa première rencontre avec le continent américain. Face aux images contrastées de New York et de Québec, il ne voyait que des paysages urbains étouffants ou une beauté naturelle immaculée. Au Brésil, il se met à apprécier l’interaction entre ces deux éléments du Nouveau Monde. Il y voit une civilisation américaine tenir d’une main frêle la terre de ses fondements. Le cadre naturel que les villes du Nouveau Monde tentent de dominer reconquiert lentement mais sûrement son état organique : « Le Brésil avec sa mince armature moderne plaquée sur cet immense continent grouillant de forces naturelles et primitives me fait penser à un building, rongé de plus en plus avant par d’invisibles termites. »
Le plus grand changement entre ses voyages de 1946 et de 1949 concerne le statut même d’Albert Camus. En 1949, suite à l’immense succès de L’Etranger, du Mythe de Sisyphe et surtout de La Peste, il est devenu une célébrité internationale. A son arrivée au Brésil, qu’il parcourt en avion, puis en atterrissant à Montevideo et à Santiago, il est régulièrement assailli de journalistes et de fans. Ses conférences, cours et débats remplissent salles et amphithéâtres, et Albert Camus est humblement surpris de voir la foule déborder dans les couloirs.
A vrai dire, sa subite notoriété semble affecter sa capacité à voir son voyage en Amérique du Sud avec la clarté et l’acuité dont il avait fait preuve en Amérique du Nord, au point d’assombrir son humeur. Dans ses carnets de 1949, il évoque souvent et pour la première fois son état dépressif : « Obligé de m’avouer que, pour la première fois de ma vie, je suis en pleine débâcle psychologique. » Chaque jour lui amène de nouveaux visiteurs – poètes, professeurs, personnalités, philosophes locaux ou flagorneurs – dont les attentions l’épuisent. Ses séjours à l’ambassade de France et ses excursions dans plusieurs de ces « boîte[s] de nuit, triste[s] comme la mort, et pareille[s] à celles qui jalonnent le monde entier » entravent sa rencontre avec ce territoire et ses populations. Ce n’est pas pour rien qu’il écrit, dans un vol entre Buenos Aires et Santiago : « Nous passons les Andes dans la nuit – et je n’en vois rien – ce qui est le symbole de ce voyage. »
Rares sont les moments où Albert Camus est en connexion avec les lieux comme il l’entend. Sa description d’une macumba brésilienne à Caxias est aussi riche que tout ce qu’il a pu écrire, non seulement dans ses journaux mais dans toute son œuvre. On a le sentiment d’être avec lui, subjugués par les danseurs : « Ceux-là précipitent leur rythme, se convulsent sur eux-mêmes et commencent à pousser des cris inarticulés. La poussière monte du sol, étouffante, épaississant l’air qui colle déjà à la peau. » Donner à voir non seulement les coutumes mais aussi les théologies d’autres peuples, voilà les moments qui ancrent Albert Camus dans ses pensées, lui rappelant les idées au fondement de sa cosmologie personnelle. En sortant chancelant de la macumba, il pense : « J’aime la nuit et le ciel, plus que les dieux des hommes. »
La mer, la mer
Plus qu’un fascinant carnet de route, les Journaux de voyage nous font entrevoir la façon de raisonner de l’un des penseurs les plus stupéfiants du siècle dernier, un homme que communistes, socialistes, existentialistes et anticolonialistes ont tous tenter de faire entrer dans leurs rangs, mais qui s’est toujours défait de leur étreinte. De la France à l’Amérique et inversement, il s’est senti lui-même pris entre deux lieux d’infortune : l’un en raison de son passé impossible, l’autre de son impossible avenir.
Sa seule source d’apaisement, comme dans son enfance en Algérie française, c’est la mer. « Oui, j’ai beaucoup aimé la mer – cette immensité calme – ces sillages recouverts – ces routes liquides. » Tout à l’opposé du ciel, où il fonce à l’intérieur d’un « cercueil métallique » à travers l’Amérique du Sud. Dans les airs, sa solitude est une « terrible tristesse et sensation d’isolement ». En mer, cette solitude est une paix intérieure, qui nous enlève « pour un instant à la misère des jours et à la douleur d’être ». Seule la mer, qui le berce entre deux continents, porte le remède aux maux que lui ont causé le Vieux comme le Nouveau Monde. C’est le « symbole qui continue », pour Albert Camus comme pour le lecteur.
Travels in the Americas: Notes and Impressions of a New World d’Albert Camus, édité par Alice Kaplan, traduit du français par Ryan Bloom, University of Chicago Press, 2023.
Journaux de voyage d’Albert Camus, édité par Roger Quilliot, Gallimard, 1978.
Article publié dans le numéro de mars 2024 de France-Amérique.