En décembre 1940, les Etats-Unis sont neutres dans le conflit qui oppose l’Allemagne nazie à tous ses voisins européens : seule la Grande-Bretagne résiste encore. Roosevelt sait que les Américains sont hostiles à une intervention directe qui les conduirait à des sacrifices comparables à ceux de la Première Guerre mondiale. En même temps, il considère qu’il appartient aux Etats-Unis de combattre le nazisme. La solution à son dilemme fut donc de mettre à disposition de la Grande-Bretagne suffisamment d’armes pour tenir. C’est le modèle appliqué à l’Ukraine aujourd’hui. Grâce à cet arsenal de l’arrière, à la fois matériel et moral, les Britanniques furent capables de résister jusqu’à ce que les Etats-Unis, après Pearl Harbor, entrent en guerre.
Depuis 1945, la paix relative dans le monde et l’équilibre entre les puissances reposent sur cette notion d’arsenal de la démocratie made in America. Les Etats-Unis disposent d’un stock d’armement supposé leur permettre à tout moment de mener deux conflits de front. Ce stock et sa technologie constituent l’ossature de l’OTAN, un engagement des Etats-Unis qui « autorise » les membres de l’alliance à limiter leur industrie d’armement et se contenter d’une armée de métier relativement modeste. Mais on sait que cette répartition des rôles change.
Le virage a été pris en 2011 par Barack Obama, le premier président américain à ne pas entretenir d’affection particulière pour l’Europe. Il considéra que les Etats-Unis devaient pivoter vers l’Asie, la Chine étant désormais perçue comme la principale menace contre la primauté des Etats-Unis. Ce retournement stratégique ayant été poursuivi par Donald Trump et Joe Biden (on ne soulignera jamais assez la continuité de la politique étrangère et militaire des Etats-Unis), l’Europe en prend progressivement conscience : une prise de conscience accélérée par l’agression de l’Ukraine en février 2022. Les Etats-Unis se retournent donc contre la Chine, s’inquiètent du destin de Taïwan, se rapprochent de l’Australie, de l’Inde et du Japon. Cette hostilité envers la Chine est-elle réaliste ? N’assiste-t-on pas à une rhétorique artificielle ? Du côté chinois, les dirigeants communistes inventent un nationalisme de pacotille pour se maintenir au pouvoir. Du côté américain, on envisagera qu’il existe véritablement, comme le disait le président Dwight Eisenhower, un « complexe militaro-industriel » et que celui-ci a besoin d’un ennemi. L’invention de la Chine comme adversaire réel ou virtuel donne à la défense américaine une raison d’être. Quant aux Européens, ils n’ont pas été consultés.
A l’avenir, l’Europe sera donc de plus en plus seule, confrontée à la menace russe que les Américains, et le camp de Trump en particulier, considèrent être une affaire régionale. Vus des Etats-Unis, les Russes ne menacent plus le continent ni les intérêts américains, mais seulement l’Europe centrale. L’arsenal de la démocratie devrait-il se déplacer des Etats-Unis vers l’Europe ? Oui, partiellement, parce que les armées et industries européennes jouent un rôle chaque jour plus déterminant : pour aider l’Ukraine, mais aussi pour interdire aux Russes de s’en prendre aux anciennes possessions de l’Union soviétique, comme les pays baltes, la Moldavie ou l’est de la Pologne. Jusqu’à présent, les Européens tiennent bon, à l’exception de la Hongrie, que personne n’écoute. Mais pour prendre sérieusement le relais des Etats-Unis et sauver l’Ukraine, les Européens découvrent qu’ils ne disposent pas des équipements suffisants. Les industries de l’armement, prenant en compte ce que l’on appela après la chute de l’U.R.S.S. les « dividendes de la paix », tournent au ralenti depuis les années 1990. Il faudra à l’Europe environ cinq ans pour atteindre les capacités américaines de production et devenir le nouvel arsenal de la démocratie. L’Ukraine tiendra elle jusque-là ?
Il revient donc à l’Europe de développer son arsenal tout en devenant le nouveau phare de la démocratie. La force des Américains tient à la fois à leur supériorité militaire, mais aussi à leur prétention, plus ou moins fondée, d’incarner le concept universel de démocratie. Se retirant du terrain militaire européen autant que de celui des idées, les Etats-Unis pourront-ils encore symboliser la notion universelle de démocratie après une possible réélection de Trump ? Doutons-en ! L’Europe est donc confrontée à une double exigence : rebâtir son industrie, et être suffisamment démocratique dans son esprit et son fonctionnement pour symboliser la liberté de manière attractive et rivaliser avec les tentations illibérales qui montent actuellement en puissance. Or, la démocratie en Europe, pas plus qu’aux Etats-Unis, ne fait l’unanimité. Les idées totalitaires progressent en France, en Allemagne, en Italie, en Hongrie, en Slovaquie, en Moldavie et en Espagne : pas de quoi inspirer des dissidents démocratiques en Chine ou dans le monde arabe.
L’Union européenne elle-même n’est pas un modèle. On sait que les principales décisions sont prises dans les couloirs de la Commission à Bruxelles, et non au Parlement. Si l’Europe aspire véritablement au rôle d’arsenal de la démocratie, les peuples européens devraient être confrontés dans quelque grand débat public à ce que l’on attend d’eux : des sacrifices économiques pour reconstruire l’industrie de l’armement et de l’abnégation politique pour devenir exemplaire. Pour l’instant, la question n’est pas posée et le débat reste feutré. Cela confine à l’aveuglement.