Les émeutes parisiennes de mai 1968, comme celles de juin 1832, de mars 1871 ou de février 1934, sont nées dans les cafés. Le mouvement des « gilets jaunes » rompt avec l’histoire : pour la première fois, la contestation est née sur les réseaux sociaux avant de se déverser dans la rue.
C’était en 1962 : Marshall Mc Luhan publie La galaxie Gutenberg, un livre prémonitoire qui s’est avéré vérifié par l’expérience. Dans cet ouvrage, le sociologue canadien explique l’histoire de l’Occident par ses innovations techniques. Avant lui, deux écoles philosophiques se disputaient la palme du prophétisme. Les idéalistes, depuis Platon, estimaient que les idées gouvernaient notre destin, ce qui flatte toujours les intellectuels. Puis Marx vint pour nous persuader que les conditions matérielles nous assignaient, bien malgré nous, une place déterminée dans l’échelle sociale. Tout change quand McLuhan nous annonce que, sans la presse à imprimer de Gutenberg, les Allemands n’auraient pas pu lire la Bible, que la Réforme n’aurait pas eu lieu et la Contre-Réforme non plus. A partir de là, pas de Renaissance, ni de siècle des Lumières ni modernité.
Et voici, selon McLuhan, que les mass médias — une expression et un concept qu’il popularise — nous arrachent à la Galaxie Gutenberg, annonce d’une nouvelle ère où l’humanité va se retrouver en communauté autour des écrans de la télévision. McLuhan introduisit alors une distinction politique et philosophique entre ceux qui, inconscients ou victimes de cette mutation, persistent à vivre dans la Galaxie Gutenberg et ceux qui s’en échappent : pour l’essentiel c’est une distinction par génération, ce qui va expliquer le succès phénoménal de sa théorie auprès de la jeunesse rebelle des années 1960.
Comment, à l’ère de Facebook et de Twitter, ne pas songer à McLuhan et à Zuckerberg, notre Gutenberg contemporain ? L’hypothèse de McLuhan me paraît d’ailleurs plus vérifiable aujourd’hui qu’elle ne le fut au temps où il la proposait. Nous sommes véritablement entrés dans une ère où les moyens de communication à notre disposition instantanée déterminent nos comportements personnels et collectifs ; ces médias sociaux confèrent à tous, en tout lieu, sous tous les cieux, une audience et une universalité sans précédent. S’il reste quelques tribus isolées non connectées, qu’elles se rassurent : j’apprends que des nouveaux satellites offriront bientôt un débit internet rapide jusqu’au fin fond de l’Amazonie et de la Papouasie.
Ce que cela change ? Tout. Par exemple, naguère, les femmes revendiquaient la dignité et l’égalité de traitement : on en retrouve la trace dans l’Antiquité grecque. Mais c’est la caisse de résonance de Twitter qui en a fait une révolution globale ; celle-ci transforme nos sociétés, par-delà les cultures nationales et les frontières sociales. #MeToo change l’Occident, mais aussi l’Asie, en recourant partout au même vocabulaire, le langage codé et universel de nos smartphones. Et en France, ces jours-ci, une sorte de rébellion des modestes et des sans grade est devenue une révolution sans coordination, sans leader, sans doctrine, sans programme autre qu’au travers de Facebook.
Au tout départ, il revient, semble-t-il, à une accordéoniste bretonne d’avoir posté sur sa page Facebook une vidéo protestant contre la hausse du prix de l’essence, assortie de sa photo en gilet jaune, le signal de danger que tout automobiliste doit conserver dans son véhicule. Eh bien, en l’espace de trois semaines, le message fut relayé par plusieurs millions d’internautes. On connaît la suite : émeute à Paris et ailleurs, le gouvernement qui flanche et qui cède.
Ce qui est remarquable dans ces nouveaux mouvements sociaux est combien ils sont imprévisibles. Les gouvernements et les médias traditionnels n’ont rien vu venir, parce que les circuits de communication et de mobilisation ne sont plus ceux auxquels nous étions habitués. D’ordinaire, avant la galaxie Zuckerberg, les mouvements sociaux obéissaient aux instructions de chefs que relayaient des organisations, elles-mêmes structurées autour d’une pensée et de revendications. Rien de tel désormais : on est dans le spontanéisme le plus anarchique, si bien que les élites éclairées sont prises de court avant le mouvement mais aussi après, parce qu’il est impossible de comprendre ce que ces mouvements réclament. Ils sont hétéroclites dans leur composition et leurs exigences. Peut-être l’objet de ces mouvements n’est-il que le mouvement lui-même ? En mai 1968 à Paris, qui fut une rébellion étudiante relativement organisée, on s’exclamait « Il est interdit d’interdire« . Les gilets jaunes en quête d’un slogan unificateur pourraient dire « Il est impératif de s’indigner ».
Si l’Histoire a un sens, quel est celui de la spontanéité pas toujours bien informée que suscitent les réseaux sociaux ? Devrait-on déceler un « progrès » dans le fait que tout le monde et n’importe qui a droit à la parole et que tout est l’équivalent de n’importe quoi puisque c’est sur le web ? Il n’est pas regrettable en soi que les élites haut perchées soient contestées par la base. Mais au point de nier la réalité et de considérer le faux l’équivalent du vrai ? On a le devoir de s’en inquiéter sans trop connaître la riposte. Dans l’attente, le savoir est rudement bousculé par la nouvelle ère. La politique l’est plus encore. Les revendications étaient jusqu’à présent, relativement, canalisées par la démocratie représentative, avec des instances de dialogue.
Mais quand le président américain passe par-dessus les institutions, que les gilets jaunes ignorent qu’il existe un Parlement en France et que les féministes dénoncent à tout va sans passer par la justice, on est perplexe. Comment vivre en société, civilement, dans un monde sans institutions modératrices ? La galaxie Zuckerberg exacerbe les passions, avec un risque de violence qui oblige à se souvenir des guerres civiles de la Galaxie Gutenberg. Décidément, le progrès matériel est une chose et le progrès moral en est une autre. Cela est connu, plus ou moins, mais mérite toujours d’être rappelé.