La démocratie vue d’en bas : du référendum en Amérique

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Les Etats-Unis, qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, est le laboratoire de notre futur. Ce qui est vrai pour la culture et la technologie est-il aussi vrai pour la politique ? La tradition américaine du référendum, qui permet de geler les augmentations fiscales et de légaliser le cannabis, sera-elle un jour adoptée en France ?

Lors de son célèbre voyage de 1831, Alexis de Tocqueville avait annoncé sur un ton prophétique que la démocratie naissante, c’est-à-dire l’égalisation progressive des mœurs et des droits qu’il constatait en Amérique, atteindrait nécessairement l’Europe. Il n’est plus besoin aujourd’hui d’être visionnaire, pour constater — entre mille exemples de mimétisme — que les médias sociaux, avant d’envahir nos vies quotidiennes, avaient conquis celles des Américains. A vrai dire, il paraît difficile de repérer une seule innovation depuis un siècle, qui ne soit pas devenue universelle à partir de ce laboratoire américain. En va-t-il de même en politique ? Oui, en regardant au bon endroit : pas tant les élections nationales (Trump reste un caractère non aisément transférable) que les scrutins locaux, en particulier les référendums d’initiative locale qui sont une caractéristique ancienne de la démocratie américaine. Rappelons que les démocraties en Europe ont été concédées par l’aristocratie dirigeante, alors qu’aux Etats-Unis c’est plutôt le peuple qui s’est doté des institutions qui lui paraissaient nécessaires.

Le 6 novembre dernier, les électeurs américains ont désigné non seulement leurs députés et sénateurs, mais aussi pourvu à des milliers de fonctions sur tout le territoire, des plus décisifs (gouverneur, magistrat de la Cour Suprême de l’Etat) aux plus modestes (shérif, conseiller municipal). Très significatifs me semblent les résultats des référendums : il en existe des milliers, souvent d’intérêts strictement locaux jusqu’à ceux qui concernent un Etat entier. Ceux-là se prêtent plus facilement à l’analyse et révèlent des tendances profondes. Ainsi plusieurs de ces référendums ont-ils étendu les droits démocratiques des citoyens. En Floride, Etat plutôt conservateur, une majorité a décidé de restaurer les droits de vote des anciens prisonniers de droit commun, ce qui concerne 18% de la population noire. La campagne en leur faveur a fait valoir leur droit chrétien à la rédemption. Le Maryland et le Michigan ont décidé que, pour l’avenir, il serait possible de s’inscrire sur les listes électorales le jour même du scrutin : ceci accordera un droit de vote effectif à tous les amnésiques, nombreux aux Etats-Unis, qui négligeaient de s’inscrire à temps. Dans le Michigan, les électeurs ont décidé que le découpage des circonscriptions électorales ne serait plus géré par les élus eux-mêmes, avec les obscures transactions qui s’ensuivent, mais par un comité de 13 citoyens choisis au hasard. Cette décision rejoint une conviction répandue aux Etats-Unis (et peut-être à Athènes il y a vingt-cinq siècles) que des citoyens sélectionnés arbitrairement dans un annuaire sont aussi compétents pour gérer les affaires publiques que des professionnels élus de la politique.

Trois Etats supplémentaires ont, par référendum, autorisé le cannabis : le Michigan, l’Utah et le Missouri. Le cannabis est maintenant légal dans dix Etats auxquels s’ajoutent trente-trois Etats où on peut l’utiliser à des fins médicales. Cette légalisation, devenue quasi générale, n’avait jamais pu être obtenue par une décision politique au niveau fédéral : les élus craignaient la controverse. Le peuple en a décidé autrement, constatant que les prisons étaient encombrées par des dealers et que ceux-ci étaient généralement noirs. La légalisation de cette drogue met, en fait, un terme à une forme de discrimination raciale. Pour mémoire, c’est aussi pour mettre un terme à une forme de discrimination que les militants homosexuels avaient obtenu la légalisation du mariage homosexuel. Ni le président (Obama à l’époque) ni les parlementaires ne s’y étaient risqués.

Ultime référendum significatif : les électeurs de l’Etat de Washington ont rejeté une taxe sur le dioxyde de carbone proposée par les écologistes et appuyée par des économistes libéraux qui y voient la seule mesure pratique pour contenir un hypothétique réchauffement climatique. Bien qu’on soit très « vert » dans l’Etat de Washington, la grande majorité refuse de payer des impôts ou de modifier son mode de vie pour lutter contre ce changement. Peut-être les électeurs ne croient-ils pas en la réalité de la menace ! Il n’empêche que ce refus incitera les autorités fédérales à une grande circonspection. Car ces référendums locaux, qui seront tous examinés à la loupe, révèlent mieux que des sondages ce que le peuple veut ou refuse. Ainsi, à la fin des années 1970, un référendum avait-il bloqué les augmentations d’impôts en Californie. Quelque temps plus tard, Ronald Reagan se fit élire sur un programme de réduction fiscale. Cette fois-ci, les référendums semblent pointer vers une société plus démocratique (droit de vote), plus tolérante (drogue, réintégration des délinquants), indifférente au changement climatique et aussi plus « sociale » : l’Idaho, l’Utah et le Nebraska, Etats conservateurs et pro-Trump, ont demandé par référendum l’extension obligatoire de l’aide sociale (Medicaid) aux plus nécessiteux. Envisageons que l’Amérique authentique est celle que dessinent ces référendums et qu’ils sont, pour l’Europe aussi, porteurs d’avenir.

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