Parmi tous les candidats français, Nicolas Sarkozy est le plus véhément à vouloir exclure de la communauté nationale les citoyens qui ne sont pas de pure souche, bien qu’il soit lui-même d’origine hongroise, grecque et juive. Mais pour rivaliser avec le Front national, dont c’est la chanson depuis cinquante ans, Nicolas Sarkozy distingue désormais les Français dont les ancêtres seraient les Gaulois et les autres. Outre-Atlantique, c’est Donald Trump qui s’inscrit dans une tradition « nativiste » comparable. Après avoir expliqué qu’Obama n’était pas américain puis laissé entendre qu’il serait musulman, il propose maintenant d’interdire toute immigration musulmane et latino-américaine. Il est clair pour Trump et ses disciples que l’Amérique authentique est blanche et chrétienne.
On comprend, sans l’accepter, que ces discours identitaires — comme ceux des Anglais anti-européens, des Ecossais, des Basques, des Corses et des Catalans indépendantistes — mobilisent les instincts tribaux, les pulsions élémentaires à caractère racial, la fierté de ses prétendues racines, la pureté présumée du sang et l’exclusion de l’Autre, perçu et rejeté comme Barbare. Ces pulsions sont évidemment sans relation avec la réalité, ethnique, culturelle et historique.
Ainsi Nicolas Sarkozy a-t-il provoqué une tempête de controverses autour de l’origine prétendument gauloise des Français. Cette hypothèse est particulièrement folle : depuis la conquête de Jules César il y a plus de deux mille ans, la Gaule a été envahie à maintes reprises et a reçu les influences de nombreux peuples germaniques successifs. Le Gaulois, d’ailleurs, n’est apparu en France comme emblème identitaire qu’à la fin du XIXe siècle. Imagine-t-on Louis XIV se réclamant des Gaulois ? Il se voyait, tout comme Napoléon, comme le continuateur de la tradition impériale gréco-romaine. Pareillement, les Américains ne sont que blancs si l’on fait abstraction des Indiens qui les ont précédés, des Noirs et des Mexicains arrivés aux Etats-Unis bien avant les ancêtres de Donald Trump.
En vérité, les nations occidentales modernes n’ont pas de lignage ethnique mais seulement institutionnel. L’état de droit, nos lois et nos mœurs ; nous devons beaucoup à l’Empire romain. Au lieu d’exhumer des identités factices — gauloises, celtes ou autres — , on envisagera que nous sommes toujours romains, parce que l’Empire romain n’a jamais disparu. Il est d’usage de dater la chute de l’Empire romain avec la prise de Rome par les Wisigoths en 410 — ou, selon Edward Gibbon au XVIIIe siècle, avec la prise de Constantinople par les Ottomans en 1453. Mais les Wisigoths et les Ottomans, me semble-t-il, sont vite devenus romains. Le sultan, tout comme le tsar de Russie, se considérait comme l’héritier de Rome. Charlemagne lui-même, roi des Francs, se fit couronner Imperator Romanorum (« Empereur des Romains »). Rome a conquis ses conquérants. L’Eglise catholique, elle aussi, est romaine dans son appellation comme dans ses rites, le Pape reprenant les pouvoirs et les attributs du Pontifex Maximus, le grand pontife de la Rome antique.
Si Rome ne meurt jamais mais se métamorphose, c’est parce qu’elle est la négation même du culte des racines et de l’identité. Bien des empereurs romains ne sont pas de Rome : Trajan et Hadrien naquirent en Espagne, Constantin en Serbie, Septime Sévère en Libye. Les Romains étaient cosmopolites, occidentaux et européens avant que ces termes n’apparaissent dans le vocabulaire moderne. Ils avaient compris que l’on ne peut pas définir un Empire ni un Etat par l’ethnicité, parce qu’un citoyen est avant tout celui ou celle qui respecte les lois, quels que soient la couleur de sa peau, sa langue, ses mœurs ou son lieu de naissance.
En 212, l’édit de Caracalla accorde la citoyenneté romaine à tout homme libre de l’Empire, une citoyenneté héréditaire, transmise par filiation et par adoption. Plutôt que d’exalter le barbare gaulois qui vit en nous, il me paraît que réveiller le Romain permettrait de renouer avec qui nous sommes réellement. Nous pourrions même aller jusqu’à restaurer ce qui fut un temps la Paix romaine, la capacité de vivre ensemble, différents sans aucun doute, mais tous respectueux des mêmes lois.