Mahmoud M’Seddi est le meilleur boulanger de Paris. Pour la seconde année consécutive, un boulanger d’origine tunisienne a remporté le Grand Prix de la meilleure baguette parisienne. « Le roman national du pain est désormais définitivement bariolé », applaudit l’historien américain Steven Kaplan, spécialiste du pain artisanal.
Chaque année en avril, a lieu le concours annuel de la meilleure baguette de la capitale française. Officiellement intitulé « Grand prix de la baguette de tradition française de la ville de Paris« , il couronne le savoir-faire et la virtuosité des lauréats, selon des critères stricts. Le vainqueur a droit à un chèque de 4 000 euros et approvisionnera un an durant l’Elysée. Le classement du jury se fonde entre autres sur la cuisson, le goût, la mie et l’odeur du pain pour rendre son jugement.
Il se trouve qu’on n’est pas obligé d’être « Français de souche » pour s’imprégner de cet héritage et le maîtriser. Quatre des dix premiers boulangers du palmarès 2018 sont d’origine maghrébine. Mahmoud M’Seddi, né à Paris de parents tunisien et employé dans un boulangerie du 14e arrondissement, a remporté le premier prix. Face aux récents débats virulents sur le sens de la « francité », quelle ironie jubilatoire de voir cet investissement dans l’un des symboles les plus puissants de la culture française au quotidien, au vu des Français eux-mêmes (achetant 10 milliards de baguettes par an), comme la représentation planétaire de la gastronomie populaire française.
Selon des observateurs proches de la filière farine-pain, notamment les meuniers et leurs commerciaux, 40% des boulangers parisiens intra-muros sont aujourd’hui d’origine maghrébine. Dans la région Ile-de-France, le chiffre pourrait monter jusqu’à 50%. Le simple dégustateur invétéré́ que je suis, se rendant depuis presque vingt ans dans une dizaine de boutiques chaque semaine, remarque un changement net dans un recrutement historiquement franco-français, voire franco-normand ; et on peut déceler ces mêmes tendances en regardant la publication des mutations de fonds de commerce.
Il n’est pas exagéré de dire qu’il s’agit d’une véritable révolution dont personne ne veut parler. Au début de cette transformation, les meuniers, qui étaient les mieux placés pour s’en apercevoir, s’en sont inquiétés : au moment où, après 25 ans de lutte pour le retour du bon pain, leurs efforts semblaient enfin récompensés, ces nouveaux venus seraient-ils en mesure de panifier à la française, selon les nouvelles exigences « de la tradition »? Deuxième souci, encore plus délicat à articuler : quelle serait la réaction des clients consommateurs, notamment dans les quartiers bourgeois ?
« Occuper ce terrain très français »
En fait, la transition s’est réalisée plutôt en douceur. Il y a de bons et de moins bons fabricants de baguettes de tradition chez tous les boulangers, quelle que soit leur origine. L’autre jour, j’ai visité le fournil d’un artisan d’origine maghrébine dans le XIIe arrondissement, qui m’a montré une méthode intéressante de forte hydratation, qui débouchait sur une baguette à croûte fine délicieusement parfumée : ce jeune homme, comme beaucoup de ses collègues, est en quête d’excellence. Chez les nouveaux venus, parfois sans expérience ou recyclés d’autres métiers, mais souvent pénétrés de la culture du pain très féconde de leur pays d’origine, il n’y a pas eu de diminution de consommation : ils ont su occuper ce terrain très français. Souvent grâce à des systèmes de financement originaux, basés sur réseaux et familles plutôt que sur banques, certains boulangers d’origine maghrébine gèrent plusieurs boutiques.
Déjà en 2008, un jeune d’origine tunisienne, Meilleur Ouvrier de France (MOF) à 24 ans, a arraché le premier prix dans le concours de la baguette, après avoir eu celui du meilleur croissant l’année d’avant. En 2013, un Franco-Tunisien a obtenu le prix de la baguette. Entre les deux, un Français d’origine sénégalaise a réalisé l’exploit sans précédent d’être lauréat deux fois. Le monde bouge, même ses microcosmes les plus fermés.
Le roman national du pain est désormais définitivement bariolé. Le moment me semble venu pour que cette présence maghrébine — une vraie chance pour la France, un ferment tonique pour la boulangerie — ne reste plus confidentielle. La liste des lauréats du millésime 2018 montre que la boulangerie, métier porteur, voire lucratif pour ceux qui y mettent un peu de passion, est aussi une voie formidable d’intégration choisie, réussie, épanouie. Voilà un bel exemple d’une France apaisée et enrichie dans ses retranchements culturels les plus traditionnels.
Steven L. Kaplan est un historien américain, spécialiste du pain. Il partage sa vie entre la France et les Etats-Unis, enseignant dans les deux pays : à Cornell University (New York) et à l’université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (près de Paris). Il est l’auteur d’ouvrages universitaires sur le pain français du XVIIIe siècle jusqu’à nos jours, ainsi que de livres destinés au grand public, comme Le retour du bon pain (Perrin, 2002). Son étude Raisonner sur les blés : Essais sur les Lumières économiques est paru en août 2017 chez Fayard.