Editorial

Nous aurons toujours Notre-Dame de Paris

Nul n'aurait pu prévoir l'émotion universelle suscitée par l'incendie de la cathédrale de Paris, il y a un an aujourd'hui. Les Français, d'ordinaire si divisés et si peu pratiquants, se sont soudain retrouvés unis dans un même deuil collectif et du monde entier nous sont parvenus des messages de condoléances, comme si chaque Français avait perdu un proche.
[button_code]
© Hannah Reding

De même que cette émotion n’était pas prévisible, elle n’est pas facile à expliquer tant elle mêle le temporel à l’intemporel. Ce qui est de notre temps et éclaire cette émotion universelle est le spectacle effroyable et fascinant de voir partir en fumée l’un des plus anciens joyaux de l’art occidental. Notre-Dame appartient à ce patrimoine intangible que l’humanité a en commun : tous ont vu Notre-Dame en réalité ou en image, l’ont visitée ou ont l’intention de le faire. Souvenir personnel : j’y assistais à une messe de minuit avec mon épouse la veille de la naissance de notre premier enfant. Et ce bâtiment n’est pas que de pierres, il est aussi recru de foi, d’histoire, de littérature et de mise en musique. Peu de monuments au monde – la Basilique Saint-Pierre de Rome et les temples d’Angkor peut-être – sont autant recrus de siècles, d’histoire et de passion.

Par-delà le spectacle de la tragédie à l’heure des réseaux sociaux, on a pu découvrir ou redécouvrir que Notre-Dame, dans l’esprit français, incarnait la nation. On n’en était pas certain. Il aura suffi qu’elle soit sinon détruite, du moins menacée dans son être même, pour que la cathédrale se révèle symbole national. Ce qui est lourd de sens. On a beau vivre à l’ère de la mondialisation, du voyage, de l’individualisme, le concept de nation garde sens, à caractère émotif plus encore que rationnel. Notre-Dame appartient donc au patrimoine symbolique des citoyens français, elle contribue à leur identité et à leur enracinement. Ceci non plus, on ne le savait pas : c’est le manque, le risque d’en être privé qui aura révélé le plein. Si on me permet une métaphore biologique, nous ignorons que nous avons un cœur aussi longtemps qu’il bat normalement et ne découvrons sa fonction nécessaire que s’il vient à flancher.

N’est-il pas plus surprenant encore que cette identité nationale fût incorporée dans une cathédrale, alors que la nation est laïque et que seuls 5% des Français se rendent régulièrement à la messe ? En vérité, on redécouvre ce que bien des historiens et sociologues nous répètent : la France est fondamentalement catholique. Catholique plus que chrétienne. Je veux dire par là que les Français ont été façonnés par les formes matérielles et spirituelles du catholicisme, par les rites plus que par la foi et par sa hiérarchie temporelle et spirituelle. Aujourd’hui encore, le moins chrétien des Français respecte tout de même les rites du baptême, du mariage et des obsèques ; c’est à cela que servent encore les églises et leur maigre clergé.

Notre-Dame, qui est de la théologie minérale, un Deo gratias en pierre de taille, est la plus parfaite représentation de ce qu’être éternellement français veut dire. Si notre explication est fondée, elle éclaire aussi quelque complexité française à l’heure des grandes migrations. Le nouveau Français qui arrive tout juste d’Afrique ou d’Asie, le plus souvent musulman ou bouddhiste, n’a pas de relation historique, charnelle ou culturelle avec Notre-Dame. Pour lui ou elle, il est bien difficile de devenir totalement français ; ou bien, ceux-là le deviennent autrement et Notre-Dame sera le roman de Victor Hugo qui porte son nom plutôt qu’une passion intériorisée. Comparons avec les Etats-Unis : par contraste, devenir américain exige pour l’essentiel d’adhérer à un texte vivant, d’application quotidienne, la Constitution. Etre américain n’exige nullement d’épouser et de faire sienne l’histoire américaine ; mais être français, certes ne suppose plus de reconnaître les Gaulois comme ancêtres, comme on l’enseignait naguère aux petits Africains colonisés, mais cela exige toujours, implicitement, de reconnaître en Notre-Dame une parente pas trop éloignée. Une parente de huit siècles.

L’âge n’est pas indifférent : cette cathédrale est la France parce qu’elle a l’âge de la France. Voici encore qui en dit long sur notre pays qui se reconnaît plus spontanément dans son passé et la prouesse de ses artisans anonymes que dans son avenir non écrit. D’un côté, avec Notre-Dame qui flambe, c’est notre identité éternelle qui brûle et en face, l’avenir national nous paraît aléatoire, pas forcément national, plutôt européen, plus technique que sentimental. Il se trouve que certains commentateurs et politiciens conservateurs lisent dans l’émotion du moment un peu plus que nécessaire, y devinent une sorte de reconstruction nationale passéiste. Mais, de fait, cet incendie trace une frontière mentale entre le passé sans doute trop idéalisé et le futur froidement robotisé.

Cette tergiversation nationale entre passé-passion et futur cérébral se manifeste déjà dans le débat sur la reconstruction de la cathédrale. Ce sera achevé en cinq ans, assure le Président Macron : ainsi reconnaît-il le caractère central, national de la cathédrale. Mais pour se faire en cinq ans, les bâtisseurs nous disent que la reconstruction ne sera pas une reconstitution. Des matériaux nouveaux – acier ou béton – se subsisteront aux charpentes de chêne de naguère ; Notre-Dame sera lardée de nouveaux détecteurs de fumée et autres accoutrements de la modernité. Déjà fait rage la bataille des Anciens et des Modernes. L’union nationale n’aura-t-elle duré que le temps de l’incendie ? La querelle nationale va prendre le relais. Mais se quereller, fut-ce autour du matériau d’une charpente à reconstruire, n’est-ce pas aussi cela que d’être vraiment français ?