Editorial

Antisémitisme ici et là-bas

Selon un rapport sur l'antisémitisme en Europe réalisé à la demande de Ronald S. Lauder, ancien ambassadeur américain en Autriche et président du World Jewish Congress, la France serait le pays le plus dangereux pour les Juifs aujourd'hui. En vérité, répond Guy Sorman, on note sur ce point un étrange chassé-croisé entre la France et les Etats-Unis.
[button_code]
Le mémorial devant la synagogue Tree of Life à Pittsburgh, le 31 octobre 2018. © Jeff Swensen/Getty Images

Les plus anciens quolibets antisémites connus datent de l’Antiquité hellénistique : les Grecs étaient antisémites avec les mêmes arguments contre les Juifs supposés attachés à l’argent (les autres métiers leur étaient généralement interdits), leurs mœurs étranges et leur manie du questionnement. Cette dernière accusation est essentielle et éternelle, ancrée dans la religion des Hébreux qui invite à tout remettre en cause, y compris l’existence de Dieu. On en conclura que là où il y a des Juifs, on rencontre des antisémites.

Je doute aussi que l’on puisse éradiquer les sentiments antisémites tant ils sont ancrés dans la culture occidentale ; au surplus, le Juif remplit le rôle indispensable, en cas de crise, de bouc émissaire. Non, ce qui aujourd’hui importe est moins de combattre le sentiment antisémite que les actes qui sont, eux, mesurables et contrôlables. Sur ce point, on notera un étrange chassé-croisé entre la France et les Etats-Unis. Expliquons cela.

Lorsque l’antisémitisme en France devint virulent, entre l’affaire Dreyfus et le régime de Vichy, les Etats-Unis apparaissaient comme un refuge. En 1933, mes parents tentèrent d’y émigrer, mais faute de visa, n’y sont pas parvenus ; ils survécurent dans la clandestinité et la Résistance, tandis que la plus grande partie de ma famille périt dans les camps nazis. En ce temps-là, les Juifs n’étaient pas menacés en Amérique, mais l’antisémitisme n’y était pas inconnu : le numerus clausus à l’entrée des grandes universités n’a disparu que dans les années 1960. Mais en Amérique, ni rafle, ni expulsion, ni attentat : les Juifs vivaient en sécurité, pas en France, d’où l’importance de bien distinguer entre les préjugés et les actes.

Après 1945, pour les Juifs français, tout a changé pour le mieux : l’Eglise catholique, l’intelligentsia, l’Etat, l’armée qui, de tradition, étaient antisémites en esprit et en action, sont devenus plutôt philosémites. Dans les années 1930 et 1940, les policiers français arrêtaient les Juifs, voici qu’ils les protègent : c’est tout ce que nous en attendons. De plus, la loi interdit tout propos antisémite : là aussi, que demander de plus ? La haine, que certains entretiennent dans leur âme, ne nous intéresse pas, aussi longtemps qu’elle ne se manifeste pas. Mais, plus préoccupant, les attentats antisémites ont resurgi depuis une dizaine d’années sous un autre vocable : l’antisionisme.

L’antisionisme ne serait-il que le nouveau visage de l’antisémitisme ? Le Parlement français en a décidé ainsi. Mais on me permettra de nuancer : on ne peut pas inclure, dans un même sac, un attentat perpétré par un islamiste au nom de la Palestine et l’antisémitisme d’Etat, officiel, qui régna un siècle en France. Inquiétons-nous, condamnons, mais de grâce, distinguons ! J’ajoute au passage que sur 400 000 Juifs (estimés) en France, tous ont de l’affection pour Israël, mais tous ne sont pas sionistes, tous ne confondent pas la diaspora avec l’Etat d’Israël et tous n’approuvent pas mécaniquement la politique israélienne du moment. Très probablement, les 5,5 millions de Juifs américains sont-ils plus sionistes que les Français ou plus bruyants si l’on en juge par les nombreuses organisations américaines – pas toutes juives d’ailleurs – favorables au grand Israël au mépris des Palestiniens.

Et soudain, grand retournement de l’Histoire, il devient plus dangereux d’être Juif aux Etats-Unis qu’en France si on en juge par les attentats récents, en 2018 à Pittsburgh et en 2019 à Jersey City. Ces attentats, contrairement à la France, relèvent de l’antisémitisme le plus classique, sans relation avec la Palestine, perpétrés par des Américains intoxiqués par les réseaux sociaux.

On peut rêver en imaginant que la pédagogie et les manifestations de sympathie feront reculer et les pensées et les actes antisémites/antisionistes, en France et aux Etats-Unis. Ne rêvons pas, résistons : il doit être clair que les Juifs de la diaspora ne se laisseront plus jamais intimider par l’antisémitisme. Ils ne quitteront ni la France, ni les Etats-Unis. J’en profite pour signaler que les chiffres de l’émigration juive de la France vers Israël, diffusés par des organisations sionistes et reproduits sans vérification par des médias américains, sont faux : pour des raisons religieuses, certains Juifs français partent pour Israël, mais sans panique récente, et il revient d’Israël un nombre équivalent, par déception, pour raisons économiques ou personnelles. La population juive en France est aussi stable en France qu’aux Etats-Unis et, caractéristique commune aux deux pays, la moitié des mariages sont mixtes. Ce qui faisait dire à Elie Wiesel que les nazis n’étaient pas parvenus à faire disparaître les Juifs, mais que l’amour y parviendrait peut-être.

Ce que les Juifs demandent par-dessus tout, en France et aux Etats-Unis, est la protection policière due à tout citoyen, rien de plus, rien de moins. Nous ne demandons pas à être aimés, ni haïs : les Juifs sont comme tout le monde ou voudraient bien le devenir.


Editorial publié dans le numéro de mars 2020 de France-Amérique.