Patrimoine

La Camargue, Far West français

Loin du tapage contemporain, ce bout du monde formé par le delta du Rhône a conservé le charme d’un écosystème sauvage. Une terre reculée et préservée, aux traditions bien ancrées, comme un miroir français de l'Ouest américain !
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Rassemblement de gardians camarguais aux Saintes-Maries-de-la-Mer. © Christophe Tanière

Du haut de la tour crénelée de son église romane, le village des Saintes-Maries-de-la Mer, porte maritime de la Camargue, rappelle ces ports d’Afrique du Nord assoupis au soleil méditerranéen. En remontant depuis son embouchure les méandres du Rhône, le fleuve qui baigne la région, on découvre une terre d’eau et de lumière. Une vaste zone humide où les étangs alternent avec une steppe bouquetée de roseaux, de tamaris et de salicornes, ces petits buissons amateurs de sol salé qui passent du vert au rouge au gré des saisons. Chevaux et taureaux y paissent en liberté au milieu des hérons gris et des flamants roses.

Le charme d’un terroir tient-il à ses attributs naturels ou à ce qu’en font ses habitants ? Enchâssée dans le delta du Rhône, entre la plaine de la Crau et la mer Méditerranée, la Camargue peut faire des envieux. Mais si ce paradis sauvage reste béni des dieux dans notre monde fait de bruit et de fureur, son histoire, sa géographie et ses rites doivent beaucoup aussi au charisme et à la dévotion d’un aristocrate singulier qui a consacré sa vie à lui façonner une identité authentique, à l’opposé du bling-bling de la Côte d’Azur.

Rattachés administrativement à Arles, la commune la plus étendue de France, les 150 000 hectares de l’espace camarguais ont longtemps vécu hors du monde, animés seulement par les « manades », ces troupeaux de chevaux ou de taureaux en semi-liberté. La vie et la civilisation semblaient concentrées au nord, dans l’ancienne cité antique d’Arles, « la petite Rome des Gaules », ou à l’ouest, à Aigues-Mortes, ancien port médiéval aujourd’hui ensablé dont restent les remparts et les tours et d’où le roi Louis IX s’embarqua pour la croisade en 1248.

A l’est, l’étang de Vaccarès et la plaine de la Crau, bordée par les replis bleutés des Alpilles, renforcent l’isolement de cet écosystème jadis insalubre, où l’été les moustiques pullulaient sur des marécages pestilentiels. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, contraints de faire paître leurs troupeaux sur une terre trop salée pour le blé ou le seigle, les Camarguais étaient pauvres. Le temps semblait s’être arrêté sur cette terre détrempée, immobile sous le soleil, mais foisonnante de milliers d’oiseaux en escale sur la route de l’Afrique.

L’impresario de la Camargue

Tout change au tournant du XXe siècle. Marie Joseph Lucien Gabriel Folco, marquis de Baroncelli, un gentilhomme né à Aix-en-Provence en 1869 dans une vieille famille florentine installée en Provence depuis le XVe siècle pour y suivre le pape émigré à Avignon, va littéralement inventer la Camargue, comme l’explique dans son livre l’historien Robert Zaretsky, spécialiste de la culture française à l’université de Houston. L’époque est au régionalisme triomphant, à l’exaltation d’une culture provençale. Installé aux Saintes-Maries-de-la-Mer, lou marques – le marquis – s’enthousiasme pour la langue provençale et son héraut, le poète Frédéric Mistral, futur prix Nobel de littérature.

Le désir de faire de la Camargue une sorte de réserve de la pureté originelle, un espace sauvage idéalisé, lui vient d’un séjour à Paris, en 1905, où il assiste au Wild West Show de Buffalo Bill, alors en tournée européenne. Il y fait la connaissance de chefs sioux en qui il voit les frères des « gardians », ces gardiens à cheval des troupeaux camarguais. Il les invite dans son « mas », sa ferme, et reçoit le surnom de « Zintkala Waste », ou Oiseau Fidèle. Dès lors, le gentilhomme se mue en défenseur des gardians, qui battent la campagne, louent leurs services et occupent le bas de l’échelle sociale paysanne.

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Le village des Saintes-Maries-de-la-Mer et le musée Baroncelli (reconnaissable à sa tour carrée et ronde), qui rend hommage au marquis qui a façonné la culture camarguaise. © Giulio Andreini/Education Images/Universal Images Group/Getty Images
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Lors des courses camarguaises, c’est le taureau qui est le héros de l’arène et non le matador. Pas de mise à mort, donc.
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Le Parc naturel régional de Camargue, créé en 1970, trouve ses origines dans les travaux de conservation du marquis Folco de Baroncelli. © Lionel Montico/Hemis.fr

Pour eux, il conçoit d’abord un costume : chapeau noir à large bord, chemise de couleur, veste de velours, pantalon en peau de taupe, bottes en cuir lisse noir. Puis, à la tête de leur confrérie, il imagine la croix camarguaise, symbole de la réconciliation entre les travailleurs de la mer et ceux des manades, mélange de la croix chrétienne, du trident des gardians et de l’ancre des marins. Le marquis revisite ensuite les rites et les jeux de cette terre du bout du monde. Son titre de gloire, après avoir conduit en 1921 une « levée des tridents » pour protester contre l’interdiction des corridas à Nîmes : la codification et la promotion des courses camarguaises.

Parce que dans la tradition locale, c’est le taureau camarguais aux cornes verticales – par opposition aux cornes horizontales des bêtes espagnoles – qui est le héros de l’arène, et non le matador. Pas de mise à mort, donc. Les « raseteurs », reconnaissables à leur tenue blanche, s’affrontent à deux, trois ou plus pour arracher à l’aide d’un crochet les attributs, cocardes ou rubans, qui décorent les cornes d’un bœuf, élevé malgré sa castration à la dignité de taureau. La finale de ces joutes a lieu en octobre chaque année : les feintes, esquives et sauts par-dessus la barrière rouge qui encercle la piste forment une chorégraphie incontournable.

Pèlerinages, écologie et gastronomie

Ami des gens de peu et des oubliés, le marquis de Baroncelli imposera plus tard la présence des Gitans aux fêtes annuelles des Saintes-Maries-de-la-Mer. La crypte de l’église abrite la fameuse statue de Sara la noire, sainte patronne des gens du voyage, dérivée par barque, selon la légende, de la Haute-Egypte vers la côte provençale après la crucifixion du Christ. Son effigie de plâtre peint est au cœur du pèlerinage qui réunit chaque 24 et 25 mai les tribus gitanes de toute l’Europe : portée en procession vers la mer, elle est immergée dans les flots jusqu’à mi-corps – une tradition qui remonte à 1936.

Défenseur des traditions, Folco de Baroncelli fut aussi un pionnier de l’écologie. Dans les années 1930, quelque quarante ans avant la création du Parc naturel régional de Camargue et de la réserve de biosphère financée par l’UNESCO, il se bat contre le projet d’assèchement de l’étang du Vaccarès, cette mer intérieure de 6 500 hectares, et réclame la création d’une réserve naturelle pour les flamants roses en faisant valoir l’importance future du tourisme. Les défenseurs de l’environnement et amoureux de la nature lui doivent l’ouverture et la conservation d’un espace sauvage où les randonnées à cheval, les fêtes votives, les corridas et la compagnie de 350 espèces d’oiseaux valent largement un séjour sur une Côte d’Azur par ailleurs chère et encombrée.

Cerise sur le gâteau, les gastronomes découvriront en même temps une cuisine fabuleusement goûteuse et à base de produits locaux et de poissons d’eau douce (loups, anguilles, brochets) et d’eau de mer (sardines, anchois, sols, raies, turbots). Sans oublier la « fougasse », ce pain provençal à la croûte molle et à la mie épaisse. D’innombrables petits caboulots et paillottes servent soupe de poisson, pavé de taureau ou tellines, ces petits coquillages savoureux arrosés du fameux vin sable-de-camargue à la couleur rose pâle. Si cette terre sauvage qui accueillit dès 1909 le tournage de films surnommés « westerns-bouillabaisse » en clin d’œil aux westerns-spaghettis italiens, est en quelque sorte un miroir français du Far West américain, son folklore joyeux, sa gastronomie, ses traditions et ses croyances résistent fièrement à la disneyisation du monde. Et ce, pour notre plus grand bonheur !

 

Article publié dans le numéro d’octobre 2022 de France-Amérique. S’abonner au magazine.