Entretien

Les Français sous les bombes américaines

En 1944, 60 000 civils français meurent sous les bombardements alliés. Un dommage collatéral et inévitable du débarquement du 6 juin et de la libération de la France ? Plutôt un carnage inutile et oublié, selon l’historien Stephen A. Bourque, auteur d’Au-delà des plages : La guerre des Alliés contre la France et professeur émérite à la School of Advanced Military Studies de Fort Leavenworth, au Kansas.
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Des bombardiers américains attaquent une route en Normandie, le 6 juin 1944. © U.S. Air Force

France-Amérique : Ce massacre de 60 000 civils, survenu pour l’essentiel entre mai et juillet 1944, par des bombardiers américains et britanniques, est à peu près inconnu des historiens et peu commémoré en France, à l’exception de quelques villes particulièrement touchées, comme Lisieux et Saint-Lô. Est-ce une conspiration du silence entre Français et Alliés ?

Stephen A. Bourque : Il est vrai que les historiens n’en parlent pas et que les monuments sont rares – il n’en existe qu’un seul significatif, à Saint-Lô en Normandie. Moi-même, bien qu’historien militaire, je n’y avais prêté que peu d’attention jusqu’à ma découverte, par hasard, en gare de Metz, d’une stèle énumérant les noms des victimes : que des Français, pas un seul Allemand ! Je m’aperçus alors que j’avais été victime de la propagande américaine – celle du cinéma en particulier, par exemple Paris brûle-t-il ? – qui fait l’impasse sur ces bombardements. La plupart des stèles et plaques commémoratives se trouvent dans des gares, parce qu’elles furent des objectifs prioritaires des Américains. C’est alors que j’ai décidé d’enquêter sur ces bombardements et d’en faire un livre, au titre certes provocateur, La guerre des Alliés contre la France, mais tout à fait exact.

Ces bombardements ne furent-ils pas un mal nécessaire pour assurer le succès du débarquement du 6 juin 1944 ?

La stratégie américaine, définie par le général Eisenhower seul, sans aucune concertation avec les Britanniques et les Français, était de détruire toutes les voies de communication qui auraient permis aux Allemands d’acheminer en renfort des troupes vers la Normandie et de contre-attaquer. Mais dans les faits, les cibles furent choisies un peu au hasard, détruisant toutes les gares et villes sur le trajet, sans aucun souci des civils ni du patrimoine historique, en espérant que ces bombardements seraient utiles : une stratégie primitive.

Les Alliés n’avaient donc pas planifié leurs bombardements en détail ?

Ils en auraient été incapables, car les bombardiers étaient imprécis : ils étaient mal équipés pour repérer leurs cibles et ne s’avéraient efficaces que pour détruire de grands ensembles, comme une ville entière ou un complexe industriel, mais pas un pont ou une voie ferrée. [Au printemps 1944, seuls 29 % des bombes larguées en Europe par les Américains sont tombées à moins de 300 mètres de leur cible.] D’ailleurs, l’aviation américaine de l’époque, l’U.S. Army Air Forces, connaissant ses limites, était totalement hostile à ces bombardements en tapis. Winston Churchill y était également opposé, craignant les conséquences néfastes sur le moral des Français et leur comportement futur envers les Alliés. La querelle remonta jusqu’à Franklin Roosevelt. Le président s’en remit à Eisenhower, qui menaçait de démissionner si on ne lui accordait pas les bombardiers. Montgomery, qui commandait les forces britanniques, se rallia à Eisenhower, partageant avec lui la hantise d’une contre-attaque allemande, dirigée par Rommel, qu’il avait lui-même subie en Afrique du Nord. Tant pis pour les Français qui se trouvaient sur le chemin, avec des destructions totalement inutiles, comme celle du Havre en particulier, en septembre 1944.

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La ville de Caen en ruine, en juin 1944. © Le Mémorial de Caen

Compte tenu de l’imprécision des bombardements, n’aurait-il pas été plus judicieux d’équiper la Résistance française, qui savait faire sauter un pont ou une voie de chemin de fer ?

Oui, mais Eisenhower et l’armée de terre surestimaient les capacités de l’armée de l’air. Quand l’U.S. Army Air Forces [renommée U.S. Air Force après la guerre] arguait de ses limites techniques, l’U.S. Army ne la croyait pas. C’est à peine si ces deux services s’adressaient la parole : deux cultures distinctes qui perdurent aux Etats-Unis aujourd’hui. Quant à faire confiance à la Résistance française, pour Eisenhower, il n’en était pas question. Il y voyait un repère de militants communistes qu’il valait mieux ne pas trop équiper. Les maquis furent donc délibérément sous-équipés et sous-utilisés par les Alliés anglo-saxons. Malgré cette défiance, c’est grâce à l’aide des résistants que les blindés du général Patton sont parvenus après le débarquement à s’extirper du bocage normand, un vrai labyrinthe.

De cette indifférence des Américains envers les victimes civiles, avez-vous trouvé des traces d’anti-américanisme ?

Oui. Quand je suis arrivé en Allemagne à l’âge de 19 ans, en 1969, j’étais souvent interpellé par des Allemands et des Français sur ces bombardements indiscriminés. Au cours de mon enquête ultérieure, j’ai souvent constaté, en particulier à Saint-Lô et au Havre, que les Américains n’étaient pas perçus comme des libérateurs. Mais, globalement, en 1944, la France était une société compliquée, divisée entre vichystes, collaborateurs, gaullistes et communistes. Une sorte de consensus s’est alors établi, qui dure encore, pour dire que les Américains ont libéré la France, sans jamais entrer dans les détails. Et cette vision perdure de nos jours.

Et aujourd’hui ?

Aujourd’hui, la coopération franco-américaine est plus simple : en Ukraine, le mal est clairement d’un côté et le bien de l’autre. Je soulignerai, enfin, en qualité d’ancien officier de l’U.S. Army, que les querelles franco-américaines, au cours de notre histoire commune, furent toujours de caractère politique. Entre militaires, l’entente a toujours été sans faille depuis la bataille de Brandywine en 1777, au cours de laquelle Lafayette fut blessé alors qu’il menait un bataillon d’indépendantistes américains contre les Anglais.

 

Au-delà des plages : La guerre des Alliés contre la France de Stephen A. Bourque, traduit de l’anglais par Simon Duran, Passés/Composés, 2019.

 

Entretien publié dans le numéro de juin 2022 de France-Amérique. S’abonner au magazine.