Entretien

Les intellectuels français en lutte contre les réactionnaires

Philosophe de formation et journaliste, Nicolas Truong, 54 ans, dirige les pages Débats et Idées du journal Le Monde, dans lesquelles il rend compte de la vie intellectuelle française, à l’affût de la prochaine révolution.
[button_code]
© Hervé Pinel

France-Amérique : Deux termes difficiles à traduire en anglais sont « laïcité » et « intellectuel ». Nous avons souvent parlé de laïcité dans France-Amérique, mais pas encore d’intellectuels. Ceux-ci constituent une spécialité française à peu près inconnue aux Etats-Unis…

Nicolas Truong : On pourrait considérer que les deux termes sont liés, car l’Occident médiéval chrétien se divise entre les clercs, ceux qui ont étudié pour devenir des hommes d’Eglise, et les laïcs. Mais le mot a vraiment pris corps avec le siècle des Lumières. Disons que de l’affaire Calas à l’affaire Dreyfus, de Voltaire à Zola, de Sartre à Bourdieu, l’intellectuel est celui qui met son savoir et son statut au service d’une cause. L’imprégnation médiévale et chrétienne reste forte. En 1927, Julien Benda appellera son livre La Trahison des clercs en référence aux dérives idéologiques de ses pairs, s’adressant à ceux qui font profession de penser.

Aux Etats-Unis, on connaît des universitaires, des éditorialistes, des journalistes, mais chacun est dans sa case. Les fondations sont aussi puissantes et le lieu par excellence d’expression d’idées générales ou expertes. Peut-être l’absence, ou quasi-absence, de fondations en France pousse-t-elle les experts à s’exprimer dans les médias ?

Cela tient plutôt au fait que l’intellectuel est né en Europe au XVIIIe siècle, dans les salons bourgeois à l’intérieur desquels les écrivains opposés à la monarchie absolue cherchent à donner de la publicité à leurs idées. La France n’a pas de fondations, mais des revues, des salons, des essais et des encyclopédies. Avantage : les intellectuels créent leurs espaces d’autonomie. Inconvénient : une dépendance à l’égard des pouvoirs, même après la Révolution. L’avènement de la république n’empêchera pas toujours la perpétuation de la figure de l’intellectuel de cour.

Vu des Etats-Unis, Sartre fut l’intellectuel par excellence : on me demande souvent s’il existe encore des intellectuels en France aujourd’hui. Qu’en pensez-vous ?

Sartre a incarné l’intellectuel universel qui, tel Voltaire et Hugo, parle au nom de l’humanité entière. Mais il a déjà eu de nombreux successeurs. Foucault avait théorisé « l’intellectuel spécifique » qui intervient à partir de son domaine de compétence, comme il le fit au sujet des prisons et des asiles. Sartre serait-il donc le dernier intellectuel ? Rien n’est moins sûr. Après la chute du mur de Berlin, nous avons observé le passage du « maître à penser » au « grand passeur », le professeur pédagogue qui popularise les concepts philosophiques, comme les livres d’André Comte-Sponville, par exemple. Mais le « retour de l’histoire », depuis une vingtaine d’années, a changé la donne. L’intellectuel critique, en guerre contre l’ordre établi, est toujours présent, l’intellectuel collectif aussi, à travers la « guerre des tribunes », où scientifiques et littéraires interpellent les gouvernements sur les migrants ou l’urgence climatique. Et nous assistons aujourd’hui à l’émergence de l’intellectuel de terrain. Ancrés dans des territoires où ils inventent de nouvelles formes de vie, souvent loin de Paris, ces penseurs du nouveau monde marquent le tournant écopolitique de la pensée contemporaine. Inspirés par le sociologue Bruno Latour et l’anthropologue Philippe Descola, ils réfléchissent à notre relation au vivant et inventent une politique terrestre.

Les intellectuels français sont-ils toujours de gauche et ce depuis 1789 ? C’est un cliché commun aux Etats-Unis…

En France, la question est inverse. On se demande où sont passés les intellectuels de gauche, tant les pamphlétaires de la droite extrême ont colonisé les médias. Mais les intellectuels de gauche n’ont pas totalement disparu. Le républicanisme est bien présent, avec notamment l’écrivain Régis Debray, tout comme l’idée de communisme, défendue par le philosophe Alain Badiou, sans oublier une nouvelle forme de socialisme portée par l’économiste Thomas Piketty. Au Collège de France, Patrick Boucheron défend une « histoire-monde » contre la prééminence du récit national et n’hésite pas à soutenir que « la recherche passionnée de l’identité est contraire à l’idée même d’histoire ». Mais c’est vrai, l’intellectuel de droite et d’extrême droite revient en force, même s’il est davantage un publiciste, un éditorialiste, un polémiste.

Le Parti communiste français avait ses intellectuels organiques. Cette catégorie existe-elle encore ?

Cette catégorie s’est évanouie, mais elle renaît du côté des réactionnaires. La pensée « anti-68 » tient le haut du pavé. Ce renversement des valeurs du progressisme repose sur un « anti-libéralisme intégral », une offensive axée sur « l’exaltation du peuple » soi-disant méprisé par les élites, une critique obsessionnelle du « repoussoir » qu’est devenu Mai 68, mais aussi du néoféminisme, de l’écologisme et du décolonialisme. Les références de ces pamphlétaires réactionnaires puisent aussi bien chez les catholiques royalistes qu’auprès des communistes révolutionnaires. On peut entendre dans cette littérature « une pensée de droite dans un langage de gauche », écrit l’historien et sociologue Pierre Rosanvallon. Ce point est central, puisque ce grand retournement marque une volonté de dépassement des clivages : l’opposition classique entre la droite et la gauche devrait être dépassée au profit d’un combat rêvé entre le peuple et les élites. La discussion rationnelle est abolie par les clashs permanents, une rhétorique du discrédit, qui mêlent accents staliniens et maurrassiens.

Avec les réseaux sociaux et les chaînes d’information en continu, on voit proliférer les intellectuels – à moins que ce ne soit que des commentateurs, selon votre analyse. Serions-nous passés de l’ère des intellectuels à celle du commentariat ?

Nous sommes entrés dans la société du commentaire. L’intellectuel authentique met ses connaissances au service d’une cause qu’il estime juste et universelle ; le commentateur ou le pseudo philosophe, omniprésent dans les médias, ne fait qu’exprimer son opinion sur des sujets qu’il ne connaît pas particulièrement. Le règne du commentariat est le signe de l’emprise croissante des médias qui occupent l’espace déserté par les partis politiques et les syndicats. Cette domination du commentariat a une raison économique : il est moins coûteux de faire venir un éditorialiste sur un plateau que de diffuser une enquête. Une cause technologique : les réseaux sociaux invitent aux commentaires immédiats plutôt qu’à la discussion soutenue. Une explication idéologique : la galaxie réactionnaire s’est coulée dans la société du commentaire où l’on recherche en permanence la surenchère. Les idéologues antisystème ont compris qu’ils pouvaient aisément imposer leurs problématiques dans l’espace public. Inspirés par ce qui est arrivé aux Etats-Unis, ils cherchent à imposer un trumpisme à la française.

Les intellectuels furent-ils influents, ou croyaient-ils l’être, et le sont-ils encore ? Peut-on citer un domaine où l’influence d’un ou des intellectuels se fait sentir de manière mesurable ?

Tous les changements de la société contemporaine sont affectés par des révolutions intellectuelles, comme l’écologie ou la question du genre. En témoignent les lois sur le principe de réparation du préjudice écologique ou sur les droits fondamentaux de la nature, comme les mesures prises sur le consentement et le harcèlement sexuel.


Entretien publié dans le numéro de janvier 2022 de France-AmériqueS’abonner au magazine.