L’un est de couleur bordeaux, frappé d’un écusson doré en forme de faisceau républicain, emblème de la Révolution française de 1789. L’autre est bleu marine, orné de l’aigle américain : ces deux passeports sont miens, témoignages de ma double nationalité, un bonheur partagé. Nous sommes si habitués à ces documents d’identité qu’on les consulte rarement. On a tort : les détails sont révélateurs.
Le passeport français n’est pas que français : sur la couverture, en tête, est écrit « Union européenne ». Il fait de son titulaire, mieux qu’un Français, le citoyen d’un projet politique plus ambitieux, passer de la nation à l’Europe afin que, plus jamais, notre continent ne soit déchiré par la guerre. Malgré les querelles de famille, cette Europe tient le coup et de nouveaux candidats (de l’ex-Yougoslavie) frappent à notre porte. Pour mémoire, cette couleur bordeaux ne fut adoptée qu’après des années de négociations pour aboutir à l’unanimité des gouvernements : cette couleur identique pour tous les passeports de l’Union accélère le franchissement de frontières devenues théoriques entre la France et ses voisins. Il n’est pas si lointain le temps où voyager de Paris à Bruxelles ou Madrid exigeait de franchir deux cordons de douaniers : souhaitons que la peur de l’infiltration terroriste ne nous ramène pas en arrière. Mais je m’étonne en feuilletant les pages intérieures de mon passeport français : ne sont représentées que les régions françaises. La couverture est européenne, mais l’intérieur est français : devrait-on y lire une allégorie de l’ambivalence nationale envers le projet d’Union ? On aimerait plus d’enthousiasme.
Le passeport américain, plus exactement des Etats-Unis d’Amérique, révèle aussi des surprises : ceux qui en ont conçu les pages intérieures semblent fâchés avec notre époque. Les illustrations renvoient à un pays qui n’existe plus vraiment : un champ de blé labouré par un attelage de bœufs, un bateau à aube descendant le Mississippi, des cow-boys conduisant leur troupeau à longues cornes, une locomotive à vapeur au travers des plaines, un totem indien, un baleinier à voiles… Les monuments représentés ne sont pas des plus récents : le Hall de l’indépendance à Philadelphie, la statue de la Liberté. Il faut atteindre la dernière page pour apercevoir un satellite artificiel, enfin un signe de modernité. Pour celui qui tenterait de comprendre nos pays, au travers de ces passeports – des représentations symboliques de ce que nous prétendons être – il en ressortirait que la France est une collection de vieilles provinces et les Etats-Unis, une nation de paysans vivant d’élevage et d’agriculture. Je ne vois pas la vertu de ces représentations nostalgiques. Peut-être, en se réfléchissant dans le passé, évite-t-on toute controverse sur notre identité présente.
Mon propos n’est pas tant de décrire mes deux passeports que de les rassembler pour des raisons pratiques : deux fois citoyen, je prends conscience que, pour la première fois et à quelques mois d’intervalle, j’aurai le privilège rare mais légal de voter deux fois pour désigner mes deux chefs d’Etat, le président français et le président américain. Etrange mais pas inconséquent, puisque ma double citoyenneté me soumet deux fois au fisc et à une double soumission aux caprices des administrations : les deux inquisitoriales, avec, me semble-t-il, un plus grand respect pour le droit, côté américain. Mais je ne suis pas afro-américain, ni arabe, ce qui peut biaiser mon expérience et mon jugement.
Ces deux élections concomitantes offriront aux citoyens de nos nations des options qui se ressemblent : voter pour les partisans de la raison, prévisible, ou opter pour les partisans du risque et que l’on qualifie de part et d’autre de « populisme » ? Populisme, dit-on, parce que le Tea Party, le socialisme du Vermont ou le Front national ne sont pas tant à gauche ou à droite qu’ailleurs, des rébellions contre les « élites » lisses et formatées. On ne connaît pas encore les « nominés », ni ici, ni là-bas : peut-être n’aurons-nous le choix qu’entre des candidats trop polis ou des candidats trop vindicatifs ? Indépendant, je verrai bien.
Contrairement aux apparences protocolaires, les deux présidents ne se ressemblent pas : le français est un monarque républicain, il ne lui manque qu’une couronne pour exercer autant de caprices que Louis XIV. Le président américain, ainsi que l’avaient voulu les Pères fondateurs, reste un Gulliver enchaîné par mille contre-pouvoirs des Etats, du Congrès et de la justice. Mais en cas de guerre, le président des Etats-Unis devient celui de la France, car l’armée française, considérable à l’échelle européenne, est insignifiante au niveau mondial. Il n’est pas de conflit majeur où le président français peut agir sans l’aval américain : l’inverse n’est pas vrai.
Je voterai donc pour mes deux présidents, le Français en temps de paix et l’Américain – Dieu nous l’épargne – en temps de guerre. Un ancien ambassadeur de France à Washington, Jean-David Levitte, observait que tous les Européens devraient avoir le droit de désigner quelques sénateurs américains, puisque, de fait, ils exercent une influence considérable sur le destin de l’Europe. J’y songerai en élisant, outre mes deux présidents, les sénateurs de mon Etat : il s’en trouvera bien un raisonnable.