Il faut relire Tocqueville. On m’opposera qu’il décrit une Amérique qui n’existe plus, celle des pionniers, des défricheurs de l’Ouest, de l’aristocratie des planteurs de Virginie, des fermiers plus que des industriels, des puritains influents, des assemblées locales plus que du gouvernement fédéral. L’Amérique qu’il découvre en 1831-1832 est encore anglaise et Tocqueville y voit un prolongement du goût anglais pour la liberté et son épanouissement. Mais Tocqueville est aussi de notre temps par ses intuitions. Il ne se voyait pas en prophète, contrairement à Karl Marx, son contemporain, mais possédait un don rare de l’observation, qui lui permettait d’anticiper l’avenir. Nous le constatons en ce moment, alors que nos démocraties, aux Etats-Unis, en France et ailleurs en Europe, sont tentées par ce que l’on nomme désormais l’illibéralisme.
Est illibérale une démocratie où, certes, on vote, mais une fois le gouvernement au pouvoir, il détruit progressivement tout ce qui pourrait le contrarier : les juges, les médias, les pouvoirs locaux, les minorités. Or, une démocratie, par nature, se reconnaît en ce qu’elle respecte les droits des minorités et en ce que toute majorité est provisoire entre deux élections. On repère aussi les gouvernements ou candidats à l’illibéralisme à leur manipulation des modes de scrutin, de manière à éviter l’alternance au pouvoir. En Europe, on voit que plusieurs gouvernements procèdent ainsi : la Hongrie, la Pologne, la Turquie sont déjà des démocraties illibérales et leurs dirigeants s’en vantent. Aux Etats-Unis et en France, plusieurs partis et leaders qui s’apprêtent à gouverner ou à y revenir – Donald Trump ou le Rassemblement national de Marine Le Pen, par exemple – recourent à toutes les ruses de l’illibéralisme pour que la démocratie évince les minorités.
Tocqueville avait anticipé cette menace contre la démocratie qui viendrait de l’intérieur. Mais qu’entendait-il au juste par « démocratie » ? Le terme, dans son œuvre, est ambigu. Il désigne avant tout la tendance, inéluctable selon lui, « œuvre de la Providence », de toutes les sociétés à exiger l’égalité. « L’égalité des conditions », c’est cela la démocratie tocquevillienne, qui apparaît comme révolutionnaire et visionnaire, vue de France surtout, où régnaient encore l’aristocratie et les privilèges, où les écarts entre les riches et les pauvres étaient gigantesques. Mais la démocratie chez Tocqueville, c’est aussi l’ensemble des institutions politiques, nationales et locales, qui contribuent au développement de l’égalité. Loin de se réjouir de cet égalitarisme, de cette démocratisation universelle, l’auteur, tout en l’estimant inéluctable, s’en inquiète. Car, au nom de l’égalité, que restera-t-il de la liberté? Le désir d’égalité, selon Tocqueville, est si puissant chez les hommes que « s’ils ne peuvent l’obtenir [dans la liberté], ils la veulent encore dans l’esclavage ». Toute son œuvre est donc une recherche inquiète des institutions qui permettraient de concilier égalité et liberté.
L’anxiété de Tocqueville, qu’il ne nommait pas encore ainsi, est la montée de l’illibéralisme en démocratie. Pour résoudre cette tension, les Etats-Unis lui paraissaient mieux organisés que la France : le fédéralisme, les pouvoirs locaux, la justice indépendante, la liberté d’expression, une constitution qui limite les pouvoirs des Etats et la multiplicité d’Eglises indépendantes sont autant d’obstacles au despotisme, qui s’exercerait sous couvert de l’égalité. La France, à cet égard, est moins bien dotée : sa constitution est faible, les pouvoirs locaux et corps intermédiaires – à commencer par la noblesse – ont été détruits, ainsi que les Eglises, par la Révolution et par Napoléon. Il ne reste, en France, du temps de Tocqueville comme aujourd’hui, que des individus nus face à un Etat tout-puissant qui promet l’égalité si on lui accorde les pleins pouvoirs. Ce que Tocqueville n’avait pas prévu est qu’à l’égalitarisme s’ajouterait, en notre temps, la revendication identitaire : l’illibéralisme contemporain s’en nourrit.
Au temps de Tocqueville, tous les Américains, ou presque, étaient des Anglais. Les Afro-Américains et les Amérindiens étaient alors perçus comme des groupes à part. En France, tout le monde était français : une langue, avec des variations locales, une religion même non pratiquée, pas d’immigrants ou si peu. Mais voici que se déverse, sur nos deux pays, une vague migratoire non-européenne et les conséquences économiques de la mondialisation. Les mœurs aussi sont métamorphosées par tant d’exotisme. Alors les plus faibles, les plus affectés, s’accrochent à défendre leur seul bien inaliénable : leur identité, c’est-à-dire leur langue, leur religion, leurs traditions, leur histoire. Eux seuls seraient la nation, les autres des barbares. Les identitaristes attendent de l’Etat qu’il les protège, quitte à sacrifier les libertés, les leurs et surtout celles des autres. Egalité, certes, réclament les identitaristes, mais entre nous, les vrais Américains, les vrais Français. Bien entendu, cette défense de l’identité relève de la mythologie, particulièrement en France et aux Etats-Unis, où la population vient massivement d’ailleurs : aux Etats-Unis, on le sait, mais en France, on sait moins qu’un tiers des enfants qui naissent aujourd’hui ont au moins un parent né hors du pays.
La démocratie est ambiguë et l’avenir non écrit, nous dit Tocqueville. « Il dépend [des nations] que l’égalité les conduise à la servitude ou à la liberté », écrit-il en conclusion de De la démocratie en Amérique, « aux lumières ou à la barbarie, à la prospérité ou aux misères ».
Editorial publié dans le numéro de septembre 2023 de France-Amérique. S’abonner au magazine.