Entretien

Roger Cohen : « Etre francophile, c’est une passion à vie »

Journaliste au New York Times depuis 1990, Roger Cohen a été correspondant dans une quinzaine de pays, particulièrement au Proche-Orient et dans les Balkans. Francophone et plus francophile que jamais, le voici depuis le début de cette année directeur du bureau du Times à Paris, ville dans laquelle il a débuté sa carrière de correspondant il y a bientôt trente ans.
[button_code]
© Sylvie Serprix

France-Amérique : Bien des Français ont la nostalgie du New York Herald Tribune, qui deviendra l’édition internationale du New York Times, et de Jean Seberg le vendant sur les Champs-Elysées dans le film de Jean-Luc Godard, A bout de souffle. En tant que chef de son bureau parisien, vous sentez-vous l’héritier de cette histoire ?

Roger Cohen : Votre question suggère qu’il y a quelque chose de romantique derrière la froideur de l’intitulé « chef du bureau parisien du New York Times » et je crois que vous avez raison. Pour moi, du moins, c’est le cas. Mais il n’y a pas que la belle Jean Seberg vendant le Herald Tribune sur les Champs. Ce n’est pas seulement l’héritage des grands journalistes qui ont occupé ce poste, de Flora Lewis à Alan Riding, qui doit être sauvegardé. Ni l’image de l’écrivain américain à Paris, libre de sonder la France qui vit dans l’imaginaire américain. C’est quelque chose d’ineffable. Essayez « chef du bureau bruxellois » pour mesurer la différence. J’adore quand Belmondo achète le Herald à Seberg pour l’approcher, avant de le lui rendre quand il découvre qu’il n’y a pas d’horoscope. Dommage pour les infos. Paris, même sans le Herald et Jean Seberg, demeure une invitation au rêve. Godard a dit que les films devaient avoir un début, un milieu et une fin, mais pas forcément dans cet ordre. J’aime envisager mon existence ainsi.

Vous êtes le plus francophone et francophile des journalistes américains. Sachant que vous êtes d’origine sud-africaine, puis britannique, avant de devenir américain, d’où vient votre relation à la France et quelle est son influence sur votre interprétation du monde ?

Génération après génération, ma famille juive a erré. De la Lituanie à l’Afrique du Sud, de l’Afrique du Sud à la Grande-Bretagne, de la Grande-Bretagne aux Etats-Unis. Etre l’observateur extérieur m’est venu naturellement. J’adorais la littérature française au lycée, Le Grand Meaulnes et L’Etranger en particulier. Ce qui m’a amené à étudier l’histoire et la littérature françaises à Oxford. Une partie du cursus voulait que l’on passe une année comme assistant d’anglais dans un lycée en France. Le mien était en banlieue sud, à Fresnes, près de la prison. Découvrir Paris était un pur délice : sa beauté, sa gastronomie, sa sensualité, ses invitations à l’errance. Je me sentais libre. Plus heureux que je ne l’avais jamais été. La sécheresse de 1976, quand toutes les fontaines de Paris étaient à sec, ça ressemblait à la guerre, dans le sens où les barrières tombaient, où des étrangers se parlaient, de la canicule évidemment, mais de tout le reste aussi. Je me suis dit que je pourrais passer ma vie à écouter les gens. Une idée qui s’est avérée féconde. Depuis des décennies, la France a été une référence, dans sa quête de réconciliation entre liberté et fraternité, de par sa culture et dans sa recherche inlassable du plaisir et du raffinement. Etre francophile, c’est une passion à vie.

roger-cohen-new-york-times-paris-1
© Sylvie Serprix

Le terme « journaliste » désigne-t-il le même métier en France et aux Etats-Unis ? On dit que la presse française est d’opinion et l’américaine d’investigation. Cliché ou réalité ?

Je pense que le journalisme américain a plus tendance à placer les autorités face à leurs responsabilités. Le journalisme français, reflet de la vie à la française, est très pétri de débat d’idées. Le terme même d’intellectuel a une légère connotation péjorative aux Etats-Unis ; pas ici à Paris. J’ai été frappé de constater que certaines des meilleures enquêtes sur l’incendie de Notre-Dame ont été publiées par le New York Times et pas dans la presse française. Ceci dit, le terme « journaliste » désigne la même profession dans les deux pays. Les différences sont minimes, l’essence du métier reste la même. Les exceptions aux généralisations que je viens de faire abondent des deux côtés de l’Atlantique.

La presse américaine, le New York Times en particulier, distingue pour ses lecteurs l’information supposée objective et les pages d’opinion qui n’engagent que leurs auteurs. Cette distinction n’est-elle pas quelque peu artificielle dès l’instant où il est acquis que le New York Times est progressiste de même que le Wall Street Journal est conservateur ?

En ce qui me concerne, après avoir été éditorialiste pendant douze ans, je viens de revenir à l’information pure et je ne pense pas que la distinction soit artificielle. Il y a certaines choses que vous pouvez dire en tant qu’éditorialiste, mais pas en tant que correspondant. Et ça doit être ainsi. Nos pages Opinion sont progressistes, mais pimentées d’éditos conservateurs. Celles du Wall Street Journal sont conservatrices avec, à l’occasion, des articles plus progressistes. Il est essentiel, dans nos sociétés polarisées, de maintenir des espaces pour les débats idéologiques. Lorsqu’il s’agit d’information pure, les distinctions entre les deux journaux sont moins claires. Les deux s’efforcent d’être justes et factuels. Cela dit, Donald Trump, par son comportement scandaleux et ses mensonges répétés, a poussé le New York Times à avoir des opinions plus tranchées dans ses pages d’information. Nous verrons si ce changement est durable. J’aime le journalisme sobre. Pas besoin de trop d’adverbes. J’espère donc que nous continuerons à raconter des histoires sans les polluer avec ce que nous en pensons. Si l’histoire est bien racontée, les sentiments finissent par affleurer. Quand j’ai couvert la guerre en Bosnie, je pense que personne ne doutait de mon opinion.

© Sylvie Serprix

Pour nombre d’Américains, Paris est une ville mythique où les croissants au beurre sont légion et les femmes forcément minces et élégantes. Quelle est selon vous l’origine du mythe et quelle est la grande différence entre la France rêvée et la France réelle ? Quand on voit l’influence de Black Lives Matter en France, Paris et New York convergent-ils ?

Le mythe trouve son origine dans la réalité : les croissants au beurre sont très bons et beaucoup de femmes françaises sont très élégantes. La France invite à la rêverie par sa beauté, ses vins superbes et son association à l’amour. Ce n’est pas un hasard si la remarque de Bogart à Ingrid Bergman, « Nous aurons toujours Paris », est l’une des plus célèbres du cinéma. Et puis, bien sûr, il y a la France des banlieues où vivent des immigrés, majoritairement musulmans, et où la vie est beaucoup moins rose. La France de la périphérie où hôpitaux et gares ferment, où le travail est rare et où la colère, qui a enfanté le mouvement des Gilets jaunes, est partout palpable. La France du chômage, de la rigidité bureaucratique et, oui, du racisme. Des manifestations Black Lives Matter ont surgi parce que certaines des problématiques américaines et françaises convergent, même si leur expression et leur nature sont différentes. Comme je l’ai suggéré, la recherche de la fraternité en France est authentique et particulière. Mais sa société connaît des fractures et des défaillances qui doivent être traitées, comme elles doivent l’être aux Etats-Unis. Si elles ne le sont pas, elles constitueront le terreau des extrémismes politiques. La démocratie américaine a survécu à Trump, mais de très peu.

Les journaux français sont envahis par des chroniques signées par des supposés philosophes, experts en tout et en rien. Doit-on y voir une tentative ultime de l’intelligentsia française de conserver une influence qu’elle a en réalité perdu, en France et dans le monde ?

L’intellectuel engagé occupe une place particulière en France. Les idées font partie de la vie de la société française et suscitent des débats passionnés. La France, à l’instar des Etats-Unis, se considère comme la représentante d’idées universelles. Quelle autre nation pourrait s’engager dans une discussion aussi féroce sur la signification précise du mot « laïcité », souvent mal traduit par secularism ? Ce dernier implique l’absence de religion ou une hostilité vis-à-vis de la religion. En ce qui concerne la laïcité, la religion est une affaire individuelle ; elle ne la supprime pas. Elle garantit également la stricte neutralité de l’Etat, du moins en théorie. Je trouve le débat qui l’entoure, et ses malentendus transatlantiques, fascinants. C’est un exemple du type d’engagement philosophique qui me convainc que les intellectuels français auxquels vous faites allusion n’ont pas perdu de leur influence.


Entretien publié dans le numéro de mars 2021 de France-AmériqueS’abonner au magazine.