Six mois après le traumatisme des attentats islamistes de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher à Paris, la société française peine à reprendre le dessus et n’en est qu’à l’établissement d’un diagnostic.
A gauche comme à droite, de grands mots ont été brandis depuis les 17 morts des 7, 8 et 9 janvier, tués par les frères Kouachi à Charlie Hebdo et Amédy Coulibaly à Montrouge puis dans une épicerie juive de la porte de Vincennes. Le Premier ministre Manuel Valls a affirmé que la France souffrait d’un « apartheid » qui pousserait une partie de sa population reléguée, souvent d’origine musulmane, à l’extrémisme et la violence. Mais il a aussi évoqué une « guerre de civilisation ».
De même, le débat public oscille entre ceux qui dénoncent une « islamophobie » galopante sur fonds de crise et de chômage, et ceux qui fustigent un « islamofascisme » radical, responsable – via l’organisation Etat islamique (ou Daech) en Syrie et Irak – des attentats en Occident. « Qui est Charlie ? », le livre de l’historien Emmanuel Todd, qui a remis en cause le sens des manifestations du 11 janvier pour défendre la liberté d’expression, a contribué à accentuer les clivages.
Une « angoisse à l’état pur » traverse la société, estime l’écrivain français contemporain le plus lu à l’étranger, Michel Houellebecq, dans le numéro de juillet-août de la « Revue des deux mondes »: la crainte de son hypothétique domination par la culture musulmane, exprimée dans son roman « Soumission », paru en janvier. Le camp des rationnels répond en deux mots, répétés comme un mantra : « République » et « laïcité », sans que plus personne ne s’accorde sur ce qu’ils recouvrent.
« Crise morale »
« Il va falloir clarifier les choses », dit le sociologue Michel Wieviorka, qui déplore, six mois après Charlie, une société « crispée », « incapable de s’ouvrir à de nouvelles perspectives, de nouveaux horizons ». Et désigne comme une « crise morale » l’incapacité de la France à gérer la crise des migrants, de Vintimille à Calais. « On a tendance à incriminer les politiques pour tout, mais leur comportement serait autre si la société s’était vraiment mobilisée », analyse le sociologue qui vient de publier un essai, « Retour au sens », pour lutter contre le déclinisme ambiant.
Les attentats de mars 2004 en Espagne et juillet 2005 en Grande-Bretagne, ont été suivis de « changements majeurs politiques ou intellectuels » dans les deux pays, dit-il. En particulier, la Grande-Bretagne a pris conscience que les terroristes étaient nés sur son sol et « elle a remis en cause son modèle multiculturaliste » dit-il. En France, il est trop tôt. « Le tri n’a pas été fait et tous les grands mots, toutes les déclarations ou les livres à l’emporte-pièce qu’on peut lire en ce moment me paraissent au minimum déplacés », a estimé le journaliste Philippe Lançon sur France Inter la semaine dernière. Rescapé de Charlie Hebdo, il est encore à l’hôpital après avoir eu la mâchoire arrachée et subi treize interventions chirurgicales.
Besion de sens
« Après Charlie, il y a eu un rassemblement et des discours, nécessaires, mais les gens n’ont pas ressenti qu’ils aient été suivis par les actes qui puissent leur donner sens », résume pour l’historien Patrick Weil, spécialiste des questions de nationalité et d’immigration, qui enseigne à Paris et à Yale (Etats-Unis), et vient de publier « le Sens de la République » (Grasset).
Les pistes? Il y en a beaucoup. D’abord, celles qui ont été manquées: l’historien estime qu’on aurait pu glisser dans la loi Macron qui permettait l’ouverture des magasins le dimanche, « l’ouverture des bibliothèques les week-ends et en soirée » car « ce sont des lieux où se cultivent la liberté de conscience, premier principe de la laïcité, mais aussi l’égalité des chances économiques, objet officiel de la loi ».
« Le débat sur les programmes scolaires a pour l’instant débouché sur une impasse. Il ne faut faire ni un roman national, ni un histoire riquiqui d’une France limitée à sa métropole, mais une histoire globale de la France qui couvre ce qui fut son empire. Les Français verraient alors qu’ils ont beaucoup plus en commun qu’ils ne le croient », dit-il. « Il y a un potentiel positif de cohésion, d’unité qui ne demande qu’à s’exprimer ». « On a beaucoup de faux-débats: le multiculturalisme ne s’oppose pas à l’assimilation, il la complète. Les statistiques ethniques, le droit de vote des étrangers sont des totems agités pour ne pas agir concrètement contre les discriminations ».
L’OCDE a enjoint cette semaine la France de s’attaquer aux « défis persistants » de l’intégration de ses immigrés qui connaissent des taux de chômage et de réussite scolaire à la traîne au sein de l’organisation.