Éditorial

Faut-il déboulonner la statue de Jefferson à Paris ?

Le mouvement woke, qui divise les Américains, gagne la France : les minorités exigent que leurs droits soient reconnus, l’histoire révisée et l’impérialisme blanc condamné. Voici Thomas Jefferson, ambassadeur américain à Paris puis président, pris dans cette tourmente : sa statue a récemment été retirée de la salle du conseil municipal de New York. Devrait-on aussi déboulonner celle dressée sur les quais de la Seine ?
[button_code]
© Antoine Moreau-Dusault

« Chaque homme de culture a deux patries, la sienne et la France » : une déclaration emphatique de Thomas Jefferson, ambassadeur des Etats-Unis de 1785 à 1789. Devenu président, il introduisit à la Maison Blanche les vins de Bordeaux, la crème glacée et les frites. Ce qui ne l’empêchait guère de critiquer les « mœurs dissolues » des Français : ambassadeur, il n’avait fréquenté que la cour et les salons libertins. A la même époque, il fut consulté par Lafayette sur la formulation de ce qui deviendra la Déclaration française des droits de l’homme et du citoyen, largement inspirée par la Déclaration d’indépendance américaine. Ce passeur d’océan méritait que Paris l’honore, ce qui n’arriva qu’en 2006 : une statue de bronze de style traditionnel, prise en charge par la Florence Gould Foundation. Dans une pose classique, Jefferson regrade vers l’horizon, une plume dans la main droite, un plan de sa résidence virginienne dans l’autre. On n’en voudra guère au flâneur de ne pas repérer ce monument perdu au bord de la Seine. J’avoue être passé devant sans l’avoir remarqué ni me demander qui il représentait.

La statue se trouve près du musée d’Orsay, consacré à l’art du XIXe siècle – aucun lien avec Jefferson. Quai Anatole France ? On ne comprend pas plus. La statue est dressée à l’entrée de la passerelle Léopold Sédar Senghor, qui enjambe la Seine en face du jardin des Tuileries. Senghor, poète sénégalais, a introduit en français le terme de « négritude » (positif dans son esprit), tandis que Jefferson possédait plus de 600 esclaves. En fait, il semblerait que le lieu fut choisi par la Florence Gould Fondation pour sa proximité avec le palais de la Légion d’honneur, qu’un prince allemand fit édifier dans les années 1780. Jefferson admirait ce palais, qui deviendra le modèle de sa future résidence de Monticello, en Virginie. Notre enquête relèverait de la promenade si Jefferson ne provoquait désormais une effervescence politique. Commencée il y a vingt ans à la mairie de New York, elle a abouti en octobre au retrait de sa statue qui ornait la salle du conseil municipal. La majorité locale a obtenu qu’elle soit déplacée hors les murs, parce que l’auteur de la Déclaration d’indépendance possédait des esclaves.

L’idéologie woke est à l’œuvre, ce que l’on peut comprendre : un Afro-Américain d’aujourd’hui n’a pas nécessairement envie de délibérer sous le regard d’un ex-propriétaire d’esclaves, parmi lesquels figuraient peut-être l’un de ses ancêtres. Mais ce même élu woke ne devrait-il pas, sur l’autre plateau de la balance, peser la Déclaration d’indépendance qui, au bout du compte, eut raison de l’esclavage ? L’histoire se complique encore si l’on s’interroge sur l’origine de cette statue : ce n’est qu’un plâtre, l’original en bronze se trouvant dans la rotonde du Capitole à Washington. Dans les années 1830, le commanditaire de la copie de plâtre, un certain Uriah Levy, l’exposait aux visiteurs locaux moyennant finance, les recettes servant à alléger la misère des pauvres. Jefferson bannit de la mairie, c’est aussi une atteinte à la charité.

L’aventure se complique encore quand on s’intéresse à Uriah Levy. Il avait commandé l’œuvre à ses frais à Pierre-Jean David d’Angers, un sculpteur français renommé, parce que Jefferson avait accordé la citoyenneté aux juifs, une émancipation sans précédent dans la civilisation occidentale. Ce qui permit à Uriah Levy de devenir le premier juif officier supérieur dans la marine américaine. Les plateaux de la balance deviennent de plus en plus chargés et le personnage de Jefferson plus complexe.

Comment arbitrer ? Le plus simpliste est la posture. Je suis woke : à bas Jefferson l’esclavagiste ! Je suis anti-woke : vive Jefferson, libérateur de la colonisation britannique et des discriminations religieuses ! Ces temps-ci, il n’est pas de bon ton d’adopter une position modérée. Mais ne pourrait-on rappeler que chacun d’entre nous est citoyen de son époque ? La vérité d’aujourd’hui est le préjugé d’hier. Une solution, sans doute trop facile pour susciter l’enthousiasme, inviterait à ajouter un cartel historique sur le socle de chaque monument controversé. On commencerait par la statue de Jefferson sur le quai Anatole France et poursuivrait avec la plaque en hommage au maréchal Pétain dans le sud de Manhattan : une plaque qui commémore la visite à New York, en 1931, du vainqueur de Verdun et futur collaborateur d’Hitler, sans que nul ne s’en indigne. Où sont les wokes quand ils seraient nécessaires ?


Editorial publié dans le numéro de janvier 2022 de France-Amérique. S’abonner au magazine.