Entretien

« Le désastre afghan n’annonce pas la fin de la puissance américaine »

Représentant de la France au Conseil de sécurité de l’ONU de 2009 à 2014, puis ambassadeur à Washington jusqu’en 2019, Gérard Araud est un commentateur affûté de notre monde changeant. En 2019, il publie ses mémoires sous le titre Passeport diplomatique : Quarante ans au Quai d’Orsay et, ce mois-ci, un essai sur Henry Kissinger, dont il admire le sens de l’Histoire et le réalisme. Dans cette tradition de la realpolitik, Gérard Araud propose pour France-Amérique une analyse non conventionnelle de la débâcle en Afghanistan.
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Un groupe de soldats américains en Afghanistan en septembre 2003, près de deux ans après le début du conflit. © Staff Sergeant Kyle Davis/10th Mountain Division

France-Amérique : La chute de Kaboul est-elle le signal du déclin américain ? Peut-on comparer cette situation à la débâcle américaine au Vietnam ?

Gérard Araud : La chute de Kaboul représenterait le déclin de l’empire américain si l’Afghanistan était un intérêt stratégique pour les Etats-Unis. Or, il n’en est rien. L’ordre du monde n’en est pas affecté et les paramètres de la puissance américaine n’ont pas changé d’un iota. Comme au Vietnam, les Américains s’étaient progressivement laissé piéger par un conflit finalement périphérique. Combattre Al-Qaïda, l’objectif initial, ne nécessitait pas d’y dépenser près de 2 000 milliards de dollars.

Doit-on s’attendre à un repli isolationniste qui aurait sans doute le soutien du peuple américain ?

Le repli américain a commencé sous Obama, s’est accéléré sous Trump et se poursuit sous Biden. Les trois présidents ont compris la lassitude des Américains pour des aventures extérieures interminables, coûteuses et inefficaces. Certes, l’isolationnisme est impossible dans un monde qu’a rétréci la technologie, mais le temps du gendarme américain s’achève. Les Etats-Unis n’interviendront que pour la défense de leurs intérêts essentiels avec, sans doute, une interprétation restrictive de ceux-ci.

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© Sylvie Serprix

Sans doute les islamistes jubilent. Devrait-on craindre un regain du terrorisme islamique dans les pays musulmans et en Occident ?

Ce serait une erreur de lire ce qui vient d’arriver en Afghanistan sous l’angle de l’islamisme, comme on lisait la guerre du Vietnam sous celui du communisme. Ces interprétations globales conduisent à l’échec parce qu’elles négligent les facteurs locaux et le jeu des acteurs régionaux. Trois ans après la chute de Saïgon, Vietnamiens, Cambodgiens et Chinois, tous communistes, se battaient les uns contre les autres. Il faut analyser chaque conflit sur la base de ses propres caractéristiques plutôt que de le réduire à une équation simple, voire simpliste.

L’échec américain est-il celui des néo-conservateurs qui voulaient exporter la démocratie ou doit-on s’en tenir à des explications locales, singulières à l’Afghanistan, que les historiens surnomment « le cimetière des empires » ?

L’échec américain est, en particulier, celui prométhéen de la construction artificielle d’un Etat qui ne correspond à aucune tradition locale. Les néo-conservateurs, avec George W. Bush et Dick Cheney, pensaient que tout pays aspirait à devenir une démocratie libérale, qu’il suffisait d’organiser des élections et que tout irait au mieux. Ils oubliaient qu’il a fallu plus de deux siècles pour enraciner la démocratie en Europe ; ils ne voulaient pas voir que celle-ci ne se résume pas à des élections, mais nécessite une société civile active, une presse de qualité et l’acceptation de la différence. C’est un échec aussi bien en Irak, où pourtant existe une forte classe moyenne urbaine, qu’en Afghanistan. On ne parachute pas la démocratie. En particulier dans un pays aussi archaïque, aussi religieusement et ethniquement fragmenté que l’Afghanistan.

Les Français au Sahel sont-ils plus habiles que les Américains au Proche-Orient, grâce à une meilleure connaissance des cultures locales ?

Je crains que les Français ne rencontrent tôt ou tard, au Sahel, le même destin que les Américains en Afghanistan : un théâtre des opérations aussi difficile géographiquement, des sociétés rétives à la modernité et à la démocratie, une extrême pauvreté, l’absence de toute perspective de victoire. N’oublions pas que toute armée étrangère de libération devient une armée d’occupation avec le temps.

© Sylvie Serprix

Que devient l’ordre mondial ?

Le monde a toujours été un désordre. Après le duopole américano-soviétique jusqu’en 1990 et après le monopole américain, il revient à la rivalité classique entre grandes et moyennes puissances : ce qu’était l’Europe d’avant 1914 à l’échelle de la planète. La différence est que les Européens disposaient de concepts et de langages communs pour gérer leur rivalité – ce qui ne les a pas empêchés de sombrer dans la Première Guerre mondiale. Or, aujourd’hui, les puissances rivales ne disposent d’aucune tradition qui leur permettrait d’éviter les malentendus et les incidents. Nous avons donc besoin aujourd’hui de diplomates à l’ancienne, comme Talleyrand, Metternich ou Kissinger, pour essayer de nouer un dialogue entre rivaux afin de parvenir à un modus vivendi qui, tout en reconnaissant la réalité de la confrontation entre puissances, y introduit des mécanismes qui évitent le pire. Chacun doit être conscient des lignes rouges de l’autre.

Taïwan, la Corée du Sud et Israël devraient-ils s’inquiéter de l’abandon de l’Afghanistan ? Et la Chine, l’Iran et la Russie s’en réjouir ?

L’Afghanistan restera surtout l’exemple d’une opération inutile, prolongée sans raison et achevée de manière catastrophique. Nul ne peut considérer que l’abandon par les Etats-Unis de ce pays secondaire puisse servir de leçons pour d’autres alliés et adversaires des Etats-Unis.

Est-il temps, encore une fois, de doter l’Europe d’une force d’intervention militaire hors Otan ?

A part une possible crise migratoire à un moment particulièrement inopportun dans le contexte des élections prochaines en Allemagne et en France, la chute de Kaboul ne devrait pas avoir de conséquence immédiate en Europe. On y grogne parce que les Etats-Unis n’y ont pas consulté leurs alliés, mais ils ne l’ont jamais fait avant de prendre une décision importante. Par ailleurs, les Européens s’en sont toujours accommodés et le feront une fois de plus parce qu’ils sont viscéralement attachés à la garantie américaine. La désinvolture de Washington à leur égard est la prime d’une assurance qu’ils ne veulent perdre en aucun cas. Pourtant, après Obama et Trump, les Européens devraient comprendre qu’ils ne peuvent désormais rien attendre des Américains au-delà de la garantie du traité de l’Otan. En d’autres termes, le gendarme américain rentrant chez lui, c’est à eux de s’occuper de l’Ukraine, de la Syrie, de la Libye et du Sahel, de cet environnement en flammes aux portes de leur continent. Les Européens ne peuvent plus y espérer la venue des G.I. ou les tirs de missiles Tomahawk. Y sont-ils prêts ? Quels que soient les avertissements d’Emmanuel Macron, je ne le pense pas. L’Europe occidentale a passé trop de temps à l’abri de la bannière étoilée pour vouloir en sortir. Ce serait trop coûteux et trop risqué. Elle ne le fera que contrainte et forcée, mais elle n’en est pas encore là. Elle va donc s’accrocher plus que jamais à l’Otan et rester d’autant plus hostile à la création d’une force européenne que le Royaume-Uni fera tout de l’extérieur pour faire échouer le projet. Si la chute de Kaboul est un avertissement, ce sera paradoxalement plus pour l’Europe que pour les Etats-Unis.

 

Henry Kissinger : Le diplomate du siècle de Gérard Araud, Tallandier, 7 octobre 2021.


Entretien publié dans le numéro d’octobre 2021 de France-AmériqueS’abonner au magazine.