Passez à la Bookroom, au Photobooth, au Bookquizz et même au Brainsto (sans doute une « séance de brainstorming », mais pourquoi pas une marque de produit d’entretien). Cette initiative malheureuse a déclenché une levée de boucliers, suivie d’une pétition en forme d’éditorial, largement relayée, condamnant l’usage du « globish » plutôt que du français lors d’un événement aussi prestigieux. Publié dans Le Monde et signé par une centaine d’écrivains, artistes et journalistes de renom, l’article dénonçait un acte de « délinquance culturelle ». Les signataires étaient choqués et attristés qu’un regrettable pseudo-anglais soit utilisé pour encourager les jeunes Français à lire des livres dans leur langue maternelle. Et par-dessus le marché, dans la capitale française ! Pour couronner le tout, les organisateurs du salon ont affirmé que des trouvailles comme Bookquizz étaient « plus vivantes » que tout autre équivalent français.
Nous avons rencontré le poète et critique Alain Borer, à l’origine de l’article du Monde, qui a déclaré que la langue française était désormais à l’image de l’industrie française : elle importe tout sans rien exporter.
France-Amérique : Vous êtes professeur invité de littérature française à l’université de Californie du Sud à Los Angeles. Comment votre carrière dans un environnement anglophone a-t-elle influencé votre vision des rôles respectifs de l’anglais et du français ?
Alain Borer : En Californie, j’ai pu vérifier par expérience la qualité analytique de la langue française dans les concepts abstraits, fournis avec abondance par les grandes figures de la French Theory. Ecoutez ce très beau mot : la nuance, subtil, intraduisible et adopté en toutes les langues, il dit tout de sa langue. D’autre part, j’entends depuis quinze ans mes collègues américains me demander : « Do you have a word in french to say action, beauty, creation, decision, emotion, future? » Ils ignorent curieusement que l’anglais provient du français à 63 %, avec 37000 mots ! D’où cette remarque de Georges Bush, le 43e président : « The problem with the French is that they have no word to say entrepreneur » !
Comment évoluent ces deux langues ? Vous affirmez que le français « involue ».
A l’ère virtuelle, la jeunesse américaine a perdu nombre de mots anglais raffinés et précis : adventitious, meretricious, phlegmatic, laconic, ou de belles formules de l’ancien anglais : as is his (or her) wont. La tendance générale est à la réduction des mots à une ou deux syllabes et à la contraction du vocabulaire : à ce que j’appelle des silures, des mots qui – comme ce poisson parasite de la faune – étouffent la variété du vocabulaire. Or en français, la plupart des silures sont américains : « booster » remplace à la fois propulser et dynamiser, ce qui entraine un changement d’oreille (du latin-grec à ce que j’appelle l’anglobal), dans une forme fatale de désinvention.
N’y a-t-il pas échange entre les deux langues, comme vous le disiez à l’instant ?
Désormais cet échange entre les deux civilisations (humeur qui devient humour) n’a plus cours, car les mots anglais se substituent aux mots français existant : c’est l’anglobal.
Faites-vous une distinction entre ce que vous appelez « anglobal » et le globish ?
Oui, le globish est une version simplifiée de l’anglais qui permet de voyager en Inde : vocabulaire basique, articles indéfinis, mots neutres et verbes pas déclinés. Tandis que l’anglobal est un phénomène de remplacement des mots existants, impliquant une substitution de la représentation du monde, en cela il est hégémonique doublement : de la part des Anglo-Américains qui n’apprennent plus les langues étrangères et imposent leur langue dans tous les domaines, de la part des Français qui se comportent en colonisés. Chateaubriand à la fin de ses Mémoires avait fait ce cauchemar d’un français devenu « pure transaction commerciale ».
De quel amour blessée : Réflexions sur la langue française d’Alain Borer, Gallimard, 2014.