David contre Goliath

Coca-Cola vs Coca Mariani : le bras de fer transatlantique

Le géant américain Coca-Cola s’oppose au petit producteur français Coca Mariani, qui usurperait sa marque. Mais il y a un problème : le vin tonique corse, créé en 1863, précède d’au moins vingt-trois ans le soda américain. Il en est même le « grand-père ».
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Christophe Mariani est « tombé de haut » lorsqu’il a reçu un courrier du cabinet espagnol Hoyng Rokh Monegier en novembre 2019. Via ses avocats, le géant d’Atlanta – qui vend chaque jour presque deux milliards de bouteilles – exige que le petit producteur corse change le nom de sa marque. « Comment le groupe Coca-Cola peut-il s’attaquer ainsi à notre produit ? », proteste celui qui a réactivé Coca Mariani en 2014 et produit quelque 10 000 bouteilles par an. « On était là avant eux. »

En 1863, un pharmacien de Bastia du nom d’Angelo Mariani (sans relation avec Christophe Mariani) a l’idée de faire macérer des feuilles de coca du Pérou dans du vin blanc corse, la cocaïne ainsi extraite infusant la boisson. C’est le début de la coca-mania. Les remèdes en tous genres sont à la mode et la cocaïne, dont les chimistes viennent d’isoler les principes actifs, est réputée pour ses vertus thérapeutiques. Le Vin Mariani – ou Coca Mariani – est recommandé, au rythme de trois verres par jour, contre le mal de gorge, l’anémie, la mélancolie, l’impotence et « l’épuisement des forces chez les vieillards et les enfants ». Selon les publicités de l’époque, il est « nutritif, plus tonique que le vin de quinquina et plus agréable que les vins de dessert ».

Quelques années plus tard, Angelo Mariani est à Paris, à la tête d’un empire qui ne cesse de grandir. Il a remplacé dans la recette le vin blanc corse par du bordeaux rouge, ouvert une pharmacie au 41 boulevard Haussmann et investi dans des serres et une usine de production à Neuilly-sur-Seine, au nord-ouest de la capitale. Pionnier du marketing, il fait envoyer des caisses de son breuvage aux influenceurs de l’époque – hommes politiques, ambassadeurs, officiers, ecclésiastiques, écrivains et artistes – qui en retour lui font parvenir un message écrit de leur main vantant les mérites du Vin Mariani.

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Angelo Mariani, photographié dans le studio parisien de Nadar, ca. 1900-1916. © Bibliothèque nationale de France/Gallica
Affiche publicitaire en anglais pour le Vin Mariani, 1897.

Un succès fulgurant outre-Atlantique

Quatorze volumes de témoignages seront ainsi publiés, portant la signature de Jules Verne, d’Émile Zola, du compositeur Jules Massenet, de la sportive Suzanne Lenglen, de l’aviateur Louis Blériot ou du pape Léon XIII, qui remerciera le pharmacien corse en lui remettant une médaille d’or. Le fameux élixir « semble grandir toutes mes facultés », écrit le sculpteur Bartholdi en 1896. « Il est probable que si je l’eusse connu il y a vingt ans, la statue de la Liberté aurait atteint une centaine de mètres ! » A grand renfort de publicité dans la presse, la boisson gagne l’Amérique et en 1889, le beau-frère américain d’Angelo Mariani, Julius Jaros, ouvre une succursale à Manhattan. L’ancien président Ulysse S. Grant s’en sert pour apaiser les souffrances causées par un cancer de la gorge ; William McKinley, Thomas Edison, Buffalo Bill et l’actrice Lillian Russell sont aussi clients.

Avec le succès vinrent les contrefaçons. Une vingtaine d’imitations seront commercialisées aux Etats-Unis, parmi lesquelles le French Wine Coca de John Pemberton, un pharmacien d’Atlanta. « Mariani & Co., à Paris, prépare un Vin de Coca extrêmement populaire », explique-t-il dans un entretien à la presse publié en mars 1885. « J’ai observé de très près la formule française la plus approuvée, ne m’en écartant que lorsque je me suis assuré par ma propre longue expérimentation et les informations directes de correspondants intelligents en Amérique du Sud que je pourrais [l’]améliorer […]. Je crois que je produis maintenant une meilleure préparation que celle de Mariani. »

La même année, sous la pression des ligues de tempérance, le comté d’Atlanta interdit la vente d’alcool. John Pemberton remplace alors le vin dans sa boisson par un mélange d’huiles essentielles, de sucre et d’acide citrique : le sirop ainsi obtenu, dissout dans de l’eau gazeuse, est vendu dans les pharmacies de la ville à partir du mois de mai 1886. Le Coca-Cola était né. Selon le journaliste américain Mark Pendergrast, auteur d’une histoire (officieuse) de la marque, « Vin Mariani est en fait le grand-père de Coca-Cola ».

La renaissance d’une marque ancestrale

Christophe Mariani compte sur cette filiation pour sauver son entreprise. Ancien restaurateur et DJ à Ajaccio, entrepreneur autodidacte et proche des descendants d’Angelo Mariani, il a réactivé la marque corse, tombée dans l’oubli après les années 1960. La boisson, recréée à partir de la recette originale, est à base de vin blanc français et d’alcool de feuilles de coca de Bolivie. « Il n’y plus de cocaïne évidemment », précise le patron de Coca Mariani. « Notre produit titre à 16 degrés et se consomme en apéritif ou en digestif, avec ou sans glaçons. »

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Christophe Mariani. © Coca Mariani

En 2019, Christophe Mariani déposait la marque au niveau européen. Une démarche qui attira l’attention de Coca-Cola et conduisit ses avocats à initier une procédure d’opposition auprès de l’Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle. Le terme « Coca », diminutif de Coca-Cola, pose un risque de « confusion » pour le consommateur, selon Marine Carrié, responsable de la communication du groupe en France. « Nous faisons confiance à l’Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle pour nous donner raison, ce qui n’empêchera évidemment pas à la société Mariani de continuer à commercialiser sa boisson, mais avec un nom n’évoquant pas notre marque. »

Une déclaration qui choque le producteur corse. « On ne peut pas changer notre nom, ça n’a aucun sens. Je possède dans nos archives une bouteille datant des années 1870 portant les inscriptions ‘Coca Mariani’ et ‘Trademark Reg. in U.S. Pat. Off.’ : nom déposé au bureau américain des marques ». Parmi les autres preuves avancées par Christophe Mariani : une plaquette publicitaire publiée en 2003 par Socobo, l’embouteilleur partenaire de Coca-Cola en Corse, mentionnant la contribution d’Angelo Mariani dans l’élaboration du French Wine Coca de John Pemberton. Une « pièce fondamentale », selon Antoine Chéron, l’avocat de la maison Mariani.

Le David corse contre le Goliath d’Atlanta

« Le Coca Mariani n’a rien à voir avec le Coca-Cola : ce n’est pas un soda, mais une boisson alcoolisée à base de feuilles de coca », commente Antoine Chéron, spécialiste des questions de propriété intellectuelles. « La marque n’est pas dans une démarche conflictuelle ; elle fait seulement revivre un produit ancestral qui reflète l’histoire corse et l’histoire de France. Les gens en Corse se demandent comment Coca-Cola peut s’arroger ainsi des droits sur le Vin Mariani. »

Dans l’attente d’une décision de l’Office européen des marques, Christophe Mariani ronge son frein. Il envisage d’aller plaider sa cause directement à Atlanta, le siège historique de Coca-Cola. « On ne pèse pas lourd par rapport à un groupe international, mais notre boisson a une histoire vieille de plus de 150 ans qui mérite d’être reconnue. C’est le combat de David contre Goliath. »