Portrait

L’empire Jean-Georges

Jean-Georges Vongerichten a fait de New York, où il vit depuis 1986, la capitale de son empire gastronomique. Le restaurateur français règne sur 39 restaurants, dont 25 aux Etats-Unis, garantit la même qualité de service de Las Vegas à Singapour et trouve encore le temps de cuisinier pour ses amis !
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© Philip Montgomery

Il est 17h30 à New York. Le service du dîner vient de commencer au restaurant Jean-Georges, l’établissement amiral du groupe Jean-Georges Management, décoré de deux étoiles par le Guide Michelin. Assis dans un coin de la salle, impeccable dans sa veste de chef de cuisine, Jean-Georges Vongerichten scrute le ballet des serveurs : il ajuste une serviette, glisse un mot à l’oreille du chef de salle. Son smartphone lui rappelle que la journaliste culinaire du New York Times Florence Fabricant a une réservation pour 19h30 et le pâtissier français Pierre Hermé pour 20h30.

« On n’est jamais mieux servi que par soi-même », aurait pu être la devise de Jean-Georges Vongerichten. A la tête de 39 restaurants et 5 000 employés, il recrute personnellement les chefs de cuisine et les managers, décide de l’éclairage, de la décoration et des nappes, et communique quotidiennement avec ses équipes. Les nouvelles de ses établissement lui parviennent par messages WhatsApp : retard de service au Mercer Kitchen à SoHo ; Kanye West vient dîner au Jean-Georges samedi ; la reconstruction du restaurant de Saint-Barthélemy, endommagé par l’ouragan Irma et fermé pendant deux ans, progress bien.

Jean-Georges-Vongerichten
© Philip Montgomery

« C’est difficile d’être partout à la fois », concède le chef sans perdre sa bonhomie. « Lorsque je ne peux pas être présent, je dirige mes restaurants par téléphone. Je sais ce qui se passe à chaque instant, je reçois la liste des VIP qui viennent manger et je sais ce qu’ils ont commandé. Dès que le chaos n’est plus contrôlé, j’envoie un petit message à tout le monde : mettre plus de serveurs à ce poste, envoyer une pizza aux truffes à Kanye West. »

Quatorze restaurants à New York

Jean-Georges Vongerichten partage ses journées entre son bureau de SoHo, le Jean-Georges dans l’Upper West Side, où il chapeaute le service du midi et celui du soir, et ses 13 autres restaurants new-yorkais, qu’il visite au moins une fois par semaine. Il administre directement les établissements américains ainsi que le Market à Paris, mais délègue la gestion des autres restaurants en échange d’une participation financière. Comme une franchise ? « Non, on n’est pas chez McDonald’s », objecte le chef, visiblement offusqué. « On ne répète pas le même principe cinquante fois. Tout ce que nous faisons est sur-mesure, on s’adapte à la ville et aux produits locaux. »

De Los Angeles à Djakarta en passant par Philadelphie, où il a ouvert en août deux restaurants dans l’hôtel Four Seasons, les établissements de Jean-Georges Vongerichten ont un point commun : les épices asiatiques, sauce soja, gingembre, citron kaffir et yuzu, qu’il décline à l’infini. « J’ai commencé ma carrière à Bangkok, à Singapour et à Hong Kong », témoigne le cuisinier. « Je garde cette touche asiatique avec moi. A Jean-Georges, on a du piment dans chaque plat – en vinaigrette, en sauce ou en bouillon – et les gens ne réalisent même pas ! »

Jus de carotte et sauce de poisson

Lorsque le cuisinier alsacien arrive aux Etats-Unis en 1985 pour ouvrir un restaurant à Boston, la mode est à la cuisine traditionnelle : plats en sauce, beurre, crème fraiche. Jean-Georges Vongerichten sera à l’origine de la fusion de la cuisine française et asiatique, plus légère. Dans le jus de carotte de son enfance, il fait infuser des épices thaïlandaises et sert le tout avec des crevettes cuites à la vapeur. Cette « sorte de bouillabaisse thaï » fera la réputation de son premier restaurant new-yorkais, le Lafayette, ouvert en juillet 1986.

« Je suis devenu fou avec les jus », se souvient le cuisinier dans son autobiographie, A Life in 12 Recipes, publiée aux Etats-Unis en octobre dernier. « J’ai accompagné des coquilles Saint-Jacques de jus de courgette ; j’ai accompagné de jus de céleri et de Roquefort une selle d’agneau. » Un esprit d’innovation qui est devenu sa signature. Il expérimente aujourd’hui avec les plats à base de plantes, qui répondent aux attentes des clients végétariens et végétaliens et offrent, selon lui, plus de possibilités que la viande ou le poisson. Au menu de son restaurant amiral figurent un carpaccio de betteraves, de la carotte caramélisée à la noix de coco et au gingembre, ainsi qu’un dashi japonais où la bonite séchée a été remplacée par une tranche de céleri déshydratée au four.

Une odyssée en Asie

Toutes les trois semaines, le restaurateur inspecte ses restaurants à l’étranger et puise de nouvelles inspirations. C’est ce qu’il appelle des « voyages de recherche ». Pour écrire le menu du Spice Market, son restaurant fusion de 500 couverts dans le Meatpacking District de Manhattan, Jean-Georges Vongerichten a embarqué ses collègues dans une odyssée en Asie du Sud-Est. « On a visité dix villes en 18 jours », se souvient son lieutenant, Daniel Del Vecchio, vice-président du groupe Jean-Georges Management. « On achetait tous nos repas dans la rue, on prenait des notes et des photos. »

Jean-Georges-Vongerichten
© Philip Montgomery

Les plats composés à l’issu de ce voyage, comme tous les plats inventés par Jean-Georges Vongerichten depuis 27 ans, ont été archivés. Sur sa tablette électronique, Daniel Del Vecchio conserve une bibliothèque de 70 000 recettes. Chaque fiche comporte une liste des ingrédients au gramme près, la procédure détaillée et une photo de l’assiette finale. Qu’il soit cuisiné par le patron lui-même ou par un de ses chefs, le toast de crabe à l’aïoli et au citron doit être parfait : il sera contrôlé à trois reprises avant d’être servi. Le gage d’une qualité constante d’un restaurant à l’autre.

Regagner sa troisième étoile

Cette année, Jean-Georges Vongerichten a ouvert quatre restaurants aux Etats-Unis. Il planche maintenant sur un food court de trois étages sur les rives de l’East River à Manhattan, prévu pour 2021, et s’efforce de regagner sa troisième étoile Michelin. Car le Jean-Georges, pinacle de la gastronomie française à New York pendant dix ans, a été relégué à deux étoiles en 2017. « Nous avons ouvert sept restaurants cette année-là », se hasarde le restaurateur. « Peut-être n’étions-nous pas aussi soignés que nous aurions dû l’être ? »

Nouvelles inspirations, nouvelles recettes, nouveaux restaurants, l’empire Jean-Georges continue de s’étendre. Tous les jours à 15h, le chef prépare le déjeuner pour son bras droit, Daniel Del Vecchio, et pour son frère, Philippe Vongerichten, directeur du Jean-Georges, et fait avec eux le point sur ses affaires. Il passe aussi en cuisine lorsqu’un critique ou un ami vient dîner. « Tout le monde pense que je suis devenu comptable », s’exclame le chef. « Mais je ne m’occupe que de la cuisine. Chacun son business ! »


=> A Life in 12 Recipes de Jean-Georges Vongerichten et Michael Ruhlman, W.W. Norton, 2019. 304 pages, 26,95 dollars.


Article publié dans le numéro de décembre 2019 de France-Amérique.