Un ours noir est entré dans Grand Marais. Dans le village où vit Jim Harrison, sur les rives du lac Supérieur, la communauté est en émoi. Des chasseurs sont arrivés avec leurs chiens pour traquer l’animal en maraude. En ce jour de 1991, l’écrivain est au saloon. Il se remémore les trois jours qu’il vient de passer à Paris : choucroute garnie à la brasserie Lipp, salade de lentilles et filet de bœuf aux Gourmets des Ternes, foie gras et tête de veau sauce gribiche au Voltaire, salade de raie pochée, pigeon rôti et tarte aux figues au Bellecour, un bouchon lyonnais à deux pas des Invalides… Les aboiements qui filtrent par la porte du bar interrompent sa rêverie. « Soudainement », écrit le gourmant dans Esquire, « je me suis retrouvé très très loin de Paris ».
Il est comme ça, Jim Harrison. D’une page à l’autre, il passe des forêts du Michigan aux meilleures tables de la capitale, d’une partie de chasse à la bécasse – sa cible préférée – à un déjeuner au Fouquet’s, sur les Champs-Elysées, avec flan aux aubergines, confit d’oie et pommes de terre rissolées. « J’ai fini par comprendre que j’aimais à la fois la nourriture sauvage et la nourriture sophistiquée », confie-t-il en 1999 à son ami et compagnon de ripaille Gérard Oberlé, un auteur français et collectionneur de livres anciens à qui il dédie le recueil Aventures d’un gourmand vagabond. « C’est la ‘banlieue’ entre les deux qui m’embête. »
Cet entre-deux qui le dégoûte tant, c’est la « bouffe morte », les chaînes de fast food, le jambon en conserve Spam, la Jell-O verte, le muesli et la cuisine minceur (« une fumisterie encore pire que la psychiatrie »). Selon sa classification périodique des aliments, les plats industriels appartiennent au fond du gouffre. Au « sommet de l’excellence » trône la gastronomie française – notamment le bandol rouge du domaine Tempier, dans le Var, et les poulardes en demi-deuil de Marc Meneau, le chef triplement étoilé (et décédé en décembre 2020) du restaurant bourguignon L’Espérance, à Saint-Père-sous-Vézelay.
Gourmand des champs
Ironiquement, Jim Harrison est tombé amoureux de la cuisine française à New York. Il a grandi dans la campagne du Michigan, biberonné à la morue salée et au hareng par ses grands-parents suédois, initié par son père à l’art de la subsistance en milieu rural : cueillette, jardinage, chasse, pêche. Ses parents sont aussi d’avides lecteurs : en découvrant Keats, à l’âge de 14 ans, le jeune James contracte « la maladie de l’écriture ». Au lycée, il sèche la chimie pour lire L’Etre et le Néant de Jean-Paul Sartre (un « bouquin […] parfaitement illisible ») et s’imagine déjà en Don Juan dans un café de la Rive Gauche.
Suivront des études de littérature comparée à l’université d’Etat du Michigan, où il apprend le français pendant deux ans, sans grands résultats. (Ce qui ne l’empêche pas de citer Baudelaire, Rimbaud, Char et Apollinaire.) Il vagabonde ensuite entre New York et Boston, publie un recueil de poèmes et atterrit à l’université de Stony Brook, à Long Island, où il est bombardé professeur assistant. Chargé d’accueillir le poète français Eugène Guillevic, il l’emmène au Brittany du Soir, un bistro breton de Manhattan. « Il m’a montré à quel point un vrai poète devait manger et boire », se souviendra-t-il en 1999. « Après cette soirée fatale, j’ai dû renoncer à ma carrière pourtant prometteuse de mannequin. »
La tournée des grands ducs
Jim Harrison n’aura de cesse de manger et de boire. Après des années de vaches maigres, viennent les premiers succès littéraires, les bourses d’écriture et les scénarios pour Hollywood. L’écrivain qui chassait pour nourrir sa famille voit son train de vie s’améliorer sensiblement. Il enchaîne les gueuletons, les parties de pêche à Key West et les séjours de chasse dans le Montana avec ses amis, le peintre paysagiste Russel Chatham, l’écrivain Thomas McGuane et Guy de la Valdène, un aristocrate français né aux Etats-Unis, auteur et photographe animalier. Règle numéro un : « Les petites portions sont pour les personnes chétives et inactives. » Règle numéro deux : « Quand je cuisine, personne n’a le droit de sniffer de la cocaïne avant le repas. »
Paris, qu’il a découvert fauché, prend un nouveau visage. « J’ai découvert que nous avions tous les deux changé », écrit-il en 1991. « Big Jim » marche beaucoup (pour s’ouvrir l’appétit) et vit comme un prince : les billets de première classe sur Air France et la chambre au Plaza Athénée sont aux frais des studios et il reste assez de temps entre deux entretiens avec la presse pour un pique-nique improvisé au rayon traiteur du Bon Marché. Foie gras, fromage, pain, deux ou trois bouteilles de gigondas, « et je me dois de tout manger car il n’y a pas de réfrigérateur dans la chambre. Le vin peut se garder quelques heures, mais guère plus longtemps. »
Toutes les occasions sont bonnes pour traverser l’Atlantique : une commande du magazine Esquire, une entrevue avec son amie Jeanne Moreau ou une cérémonie, en 2007, pour recevoir la médaille de la Ville de Lyon. Dans les années 1990, il fait partie du jury – aux côtés d’Alain Robbe-Grillet et de Gérard Depardieu – des Journées nationales du livre et du vin à Saumur. Il y fera la connaissance de Gérard Oberlé et découvrira avec lui la Bourgogne. « Je lui faisais du fromage de tête et des harengs au petit déjeuner, ça lui rappelait sa mère d’origine suédoise », confiera ce dernier au quotidien Libération. « Jim et moi, c’était une histoire d’amour. »
Un tour de France culinaire
Jim Harrison avait déjà mémorisé, au cours de ses innombrables voyages en voiture, les meilleures épiceries et restaurants des Etats-Unis. Il fera de même en France, découvrant l’Hexagone par ses terroirs et ses spécialités régionales, des huîtres de Cancale à l’ossau-hiraty basque en passant par la bouillabaisse de Gérald Passedat à Marseille. Sans oublier les marchés, qu’il préfère aux cathédrales et aux musées. Dans une scène érotico-comique pour Martha Stewart Living, il décrit une rôtissoire sur le marché d’Aix-en-Provence : assis sur les escaliers de l’église d’où s’échappent quelques notes de Bach, Jim Harrison, la bedaine rebondie et la moustache de phoque, lorgne sur les poulets.
Le paroxysme de ce tour de Gaule aura lieu le 17 novembre 2003, un lundi. L’auteur américain, Gérard Oberlé et une dizaine d’autres épicuriens triés sur le volet se retrouvent à L’Espérance, chez Marc Meneau, pour un repas particulier : un marathon de trente-sept plats recréés à partir de livres de cuisine anciens, dont Les Délices de la campagne de Nicolas de Bonnefons, agronome et valet de chambre de Louis XIV. Un « déjeuner d’amphitryons », écrit Jim Harrison dans le New Yorker, arrosé de dix-neuf vins différents !
Du consommé de volaille à la pyramide de fruits, les convives passeront treize heures à table. Pas de quoi dégoûter Jim Harrison, toujours avec le bon mot : « Si l’on m’annonçait que je n’avais plus que six mois à vivre, j’irais aussitôt à Lyon faire la tournée des bistrots dans une énorme poussette manœuvrée par un végétarien. »
Aventures d’un gourmand vagabond de Jim Harrison, traduit de l’anglais par Brice Matthieussent, Editions Christian Bourgois, 2002.
Un sacré gueuleton : Manger, boire et vivre de Jim Harrison, traduit de l’anglais par Brice Matthieussent, Flammarion, 2018.
Article publié dans le numéro de juin 2021 de France-Amérique. S’abonner au magazine.