Documentaire

Les mille et une vies de Pierre Cardin

Il a habillé Naomi Campbell, Sharon Stone et les Beatles, a dessiné l’intérieur d’une célèbre voiture de sport américaine, revêtu le scaphandre de Buzz Aldrin et posé torse nu en couverture de Time. Pierre Cardin le touche-à-tout faisait l’objet l’an dernier d’une remarquable exposition de ses créations vestimentaires au Brooklyn Museum. Il est aujourd’hui le sujet d’un documentaire américain foisonnant disponible en VOD, House of Cardin.
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Pierre Cardin entouré de ses mannequins, à Paris, en 1970. © Pierre Vauthey/Sygma/Getty Images

En 1970, Pierre Cardin rachetait le vénérable Théâtre des Ambassadeurs, un ancien café-concert du quartier des Champs-Elysées. Il crée l’Espace Cardin, un lieu dédié à la culture contemporaine : le metteur en scène américain Bob Wilson y fera ses débuts français, tout comme le rocker de Detroit Alice Cooper, qui choque alors les esprits bien-pensants avec ses tenues outrancières et l’éternel boa constrictor qu’il porte autour du cou ! Le couturier n’appréciait pas sa musique, confie-t-il aux documentaristes californiens P. David Ebersole et Todd Hughes, mais il a été séduit par son personnage sulfureux. « La banalité ne m’intéresse pas : je ne suis pas un homme à accepter les choses qui sont déjà admises. »

A 98 ans, le Stakhanov de la mode continue de balayer les idées confortables. « Il est encore dans l’action », assure son directeur de la communication Jean-Pascal Hesse, auteur de l’anthologie Cardin publiée chez Assouline en 2017. « C’est ce qui le maintient dans cette forme olympienne malgré son grand âge. » Pour preuve : Cardin inaugurait en août dernier la vingtième édition du festival d’art lyrique, de théâtre et de cinema de Lacoste, qu’il a fondé dans l’ancien château du marquis de Sade, et supervise actuellement la restauration d’une laiterie à Houdan, dans les Yvelines, destinée à accueillir un centre culturel.

 

Et la mode dans tout ça ? Elle sert de fil rouge au documentaire House of Cardin, le testament artistique d’un personnage pudique. A un rythme effréné, faisant se succéder entretiens d’archives et défilés, on passe d’une époque à l’autre comme une mannequin changerait de robe en coulisse. Ici, le couturier autodidacte fait visiter son musée du 4e arrondissement à un groupe d’étudiants créateurs et leur dévoile le manteau Plissé Soleil en laine rouge de 1952, son premier succès sur le marché américain (200 000 pièces vendues) ; là, il détaille sa fascination pour « l’ère lunaire » et présente sa collection Cosmocorps aux formes géométriques, lancée cinq ans avant le premier pas sur la Lune.

 

La tête dans les étoiles

En octobre 1969, Cardin visite le centre de recherche de la NASA à Houston. Selon la légende, il demandera aux astronautes leur secret pour rester chic en apesanteur avant de glisser un billet de cinquante dollars au vigil pour qu’il le laisse enfiler la combinaison de Buzz Aldrin ! En cravate dans le scaphandre, les yeux perdus dans le cosmos, il prend la pose pour une photo souvenir. « Il est un peu l’extra-terrestre de la mode, une sorte d’homme-lune qui résonne en termes de cercles, de spirales et d’hémisphères, comme si la rondeur pour lui était primordiale », observe Laurence Benaïm, la biographe d’Yves Saint-Laurent. Aux angles vifs du carré, Cardin préfère le cercle, promesse d’infini.

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Pierre Cardin au centre de la recherche de la NASA, à Houston, en 1969. © Archives Pierre Cardin

Plusieurs autres célébrités interviennent dans le documentaire : la mannequin susperstar Naomi Campbell, l’actrice Sharon Stone, la journaliste de Vanity Fair Amy Fine Collins et Alexandra Sachs, qui dirige le musée de la mode SCAD FASH d’Atlanta. Le créateur Jean-Paul Gaultier et le designer Philippe Starck racontent comment Cardin a lancé leur carrière. La diva américaine Dionne Warwick – qui pose dans une robe Cardin en couverture de son album Make Way for Dionne Warwick – applaudit le choix du couturier de faire défiler des mannequins « internationales » dans les années 1960. « Cette diversité était rafraîchissante », témoigne-t-elle. « Il a décidé que c’était ok de faire défiler des Japonaises, des personnes qui me ressemblent et ont la peau brune. »

Le couturier en personne prend la parole. Cardin s’efface derrière son logo et congédie les éditeurs qui lui réclament une biographie, mais il donne un accès sans précédent aux documentaristes qui l’ont suivi pendant un an, de 2017 à 2018. Avec ses cheveux blancs ébouriffés et ses lunettes de guingois, il narre ses souvenirs face caméra : son Italie natale, sa première expérience dans la mode comme apprenti tailleur à Vichy pendant la Deuxième Guerre mondiale, ses début à Paris après la Libération, chez Paquin d’abord, puis chez Christian Dior. Premier tailleur de la maison, il participe à la création du New Look. Avant de prendre son envol en 1950. « Dior m’a aidé à monter ma propre maison », se souvient-il. « Se faire parrainer par Christian Dior à l’époque, tout le monde en rêvait. Et c’est moi qu’il a choisi. »

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Pierre Cardin chez Maxim’s, le restaurant parisien qu’il a racheté en 1981, pendant le tournage du documentaire House of Cardin. © The Ebersole Hughes Company

La mode pour tous

En 1959, Cardin fait sortir la haute couture des salons privés… et l’intronise au grand magasin Printemps ! Il est le premier couturier à embrasser le prêt-à-porter (Yves Saint-Laurent suivra son exemple sept ans plus tard) ; à l’époque, son geste fait scandale. Il sera exclu de la Chambre syndicale de la haute couture et interdit temporairement de défilés. « J’ai eu tout Paris contre moi. C’était scandaleux à l’époque de vouloir habiller la concierge tout en habillant la duchesse de Windsor. C’est ce qui m’a plu. Mon objectif était d’habiller la rue. La création doit être destinée au plus grand nombre. »

Ce qui expliquera peut-être son goût immodéré – douteux, diront certains – pour les produits dérivés. « C’est la reproduction qui est intéressante », disait-il. « Je gagne plus d’argent sur une cravate que sur une robe vendue à un million [de francs]. » Cardin est le premier couturier élu membre de l’Académie des beaux-arts : ça ne l’empêche pas d’apposer sa griffe sur des lunettes de soleil, des montres et des serviettes de toilette, des dominos, des skis et même des voitures ! Au début des années 1970, l’American Motors Corporation lui confie le revêtement intérieur de son dernier bolide, la Javelin : les rayures multicolores de Cardin en feront un objet de collection. Le modèle blanc de 1972 qui apparaît dans le film appartient aux réalisateurs.

« Même en tant que fans, nous n’avions aucune idée de qui Pierre Cardin était réellement avant de le rencontrer à Paris », témoignent P. David Ebersole et Todd Hughes, qui collectionnent ses objets dérivés depuis 2014. Le couple cherchait une table basse pour décorer leur maison de Palm Springs « dans le style du film Barbarella » lorsqu’ils découvrent un de ses meubles futuristes, une « sculpture utilitaire » blanche laquée. Au fil des trouvailles sur eBay et sur Etsy, « nous sommes devenus obsédés par Pierre Cardin : nous avons tous les disques de son label, ses couverts et même le miroir en forme d’homme que l’on voit sur la couverture de Time ! »

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Pierre Cardin en couverture de Time en 1974 : les Etats-Unis reconnaissent le couturier comme un homme d’affaires. © Eddie Adams/2020 Time USA, LLC. All Rights Reserved

Le capitaine d'industrie

En décembre 1974, Cardin pose torse nu en couverture de l’hebdomadaire américain. Pour la journaliste Amy Fine Collins, « c’est la preuve qu’il était estimé, non plus seulement comme un créateur de frivolités pour dames, mais comme un bâtisseur d’empire ». Il vient alors de lancer son premier parfum, Pour Monsieur, dont le flacon phallique scandalise l’Amérique, et s’apprête à racheter Maxim’s. Il fera de cette brasserie phare du Paris de la Belle Epoque un symbole international, décliné sous la forme d’hôtels, de restaurants et autres boutiques de souvenirs de New York à Shanghai. Fleuron de cet empire, le Maxim’s des Mers, un mouilleur de mines américain construit pendant la Deuxième Guerre mondiale et reconvertit en paquebot de luxe, traversera l’Atlantique en 1986 pour marquer le centenaire de l’inauguration de la Statue de la Liberté.

Mais le navire sera abandonné au début des années 2000 et les restaurants fermeront leurs portes les uns après les autres ; seuls subsistent aujourd’hui ceux de Pékin et de Tianjin en Chine. A Paris, si l’établissement de la rue Royale est toujours aussi prisé des visiteurs étrangers, c’est notamment grâce aux boîtes rouges de chocolats popularisées par Pierre Cardin. « En mettant son nom sur des objets extrêmement humbles, il a permis à toutes les marques de faire la même chose », commente le designer Philippe Starck. « Il a ouvert la boîte de Pandore. »

Pionnier du marketing, Cardin a aussi libéré le corps féminin des contraintes du vêtement et de la forme : il recourt à de nouvelles matières synthétiques faciles à entretenir comme le vinyle ou la « cardine », un textile façonnable à souhait inventé par le magicien Cardin. Il libèrera dans un même geste la mode de ses dogmes. Il innove en lançant le prêt-à-porter masculin (il fut lui-même mannequin dans le Paris de l’après-guerre et défila avec ses mannequins en 1960 !) et sera le premier à exporter ses collections vers la Russie soviétique et la Chine de Mao, devançant la mondialisation de la mode. Sans oublier son influence dans le milieu du théâtre et du cinéma : ses costumes pour le film La baie des Anges de Jacques Demy et la série Chapeau melon et bottes de cuir font encore école. « Pierre Cardin », conclut Laurence Benaïm, « c’est un monument français, c’est l’histoire de la mode, c’est quelqu’un qui incarne le monde d’hier et le monde du futur ». Pour l’immense Jean-Paul Gaultier, qui faisait ses adieux aux défilés en janvier dernier, Cardin est un maître : « Il avait une vision globale. C’est un empereur. Un génie. »


Article publié dans le numéro d’octobre 2020 de France-Amérique. S’abonner au magazine.